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de guerre, et jusqu’à mes cheveux, réseau funeste, tendre autour de ton armée les inévitables filets de la mort ! Génies qui m’écoutez ! que les os des oppresseurs soient réduits en poudre, comme les débris du calumet écrasés sous mes pieds ! que jamais l’arbre de la paix n’étende ses rameaux sur les Natchez et sur les Français, tant qu’il existera un seul guerrier des deux nations, tant que les mères continueront d’être fécondes chez ces peuples !

Il dit : les démons exaucent sa prière ; ils sortent de l’abîme, et remplissent les cœurs d’une rage infernale. Le jour se voile, le tonnerre gronde, les mânes hurlent dans les forêts, et les femmes indiennes entendent leur fruit se plaindre dans leur sein. Adario jette la hache au milieu des guerriers : la terre s’entrouvre et la dévore, on l’entend tomber dans de noires profondeurs. Les capitaines français ne se peuvent empêcher d’admirer le courage du vieillard, qui, retourné au milieu des siens, leur adresse ce discours :

— Natchez, aux armes ! Assez longtemps nous sommes restés assis sur la natte ! Jeunesse, que l’huile coule sur vos cheveux, que vos visages se peignent, que vos carquois se remplissent, que vos chants ébranlent les forêts. Désennuyons nos morts !

Il vit infâme, celui qui fuit : les femmes lui présentent la pagne qui voile la pudeur ; il siège au conseil parmi les matrones. Mais celui qui meurt pour son pays, oh ! comme il est honoré ! Ses os sont recueillis dans des peaux de castor, et déposés au tombeau des aïeux ; son souvenir se mêle à celui de la religion protégée, de la liberté défendue, des moissons recueillies. Les vierges disent à l’époux de leurs choix sur la montagne : « Assure-moi que tu seras semblable à ce héros. »

Son nom devient la garantie de la publique félicité, le signal des joies secrètes des familles.

Sois-nous favorable, Areskoui ! ton casse-tête est armé de dents de crocodile ; le couteau d’escalpe est à ta ceinture ; ton haleine exhale, comme celle des loups, l’odeur du carnage ; tu bois le bouillon de la chair des morts dans le crâne du guerrier. Donne à nos jeunes fils une envie irrésistible de mourir pour la patrie : qu’ils sentent une grande joie lorsque le fer de l’ennemi leur percera le cœur !

Ainsi parle ou plutôt ainsi chante Adario, et les sauvages lui répondent par des hurlements. Chacun prend son rang et attend l’ordre de la marche. Le grand-prêtre saisit une torche, et se place à quelques pas en avant. Sa tunique, tachée du sang des victimes claque dans l’air ; des serpents, qu’il a le pouvoir de charmer, sortent en sifflant de sa poitrine, et s’entrelacent autour du simulacre de l’oiseau de la nuit qui surmonte sa chevelure : telle les poètes ont peint la Discorde entre les bataillons des Grecs et des Troyens. Le jongleur entonne la chanson de la guerre, que répète le bataillon des Amis : ainsi, sur les ondes de l’Eurotas, les cygnes d’Apollon chantaient leur dernier hymne, en se préparant à rejoindre les dieux.

Alors le prince des ténèbres appelle le Temps et lui dit : « Puissance dévorante que j’ai enfantée, toi qui te nourris de siècles, de tombeaux et de ruines, rival de l’éternité assise au ciel et dans l’enfer, ô Temps, mon fils ! si je t’ai préparé aujourd’hui une ample pâture, seconde les efforts de ton père. Tu vois la faiblesse de nos enfants ; leur petite troupe est exposée à une destruction qui renverserait nos projets : vole sur les deux flancs de l’armée indienne, coupe les bois antiques, pour en faire un rempart aux Natchez : rends inutile la supériorité du nombre chez les adorateurs de notre implacable ennemi. »

Le Temps obéit, il s’abat dans la forêt, avec le bruit d’un aigle qui engage ses ailes dans les branches des arbres : les deux armées ouïrent sa chute et tournèrent les yeux de ce côté. Aussitôt on entend retentir, dans la profondeur du désert, les coups de la hache de ce bûcheron qui sape également les monuments de la nature et ceux des hommes. Le père et le destructeur des siècles renverse les pins, les chênes, les cyprès, qui expirent avec de sourds mugissements : les solitudes de la terre et du ciel demeurent nues, en perdant les colonnes qui les unissent.

Le prodige étonne les deux armées : les Français le prennent pour le ravage d’un nouvel ouragan, les Natchez y voient la protection de leurs génies. Adario s’écrie : « Les Manitous se déclarent pour les opprimés : marchons ! » Tout s’ébranle. Les Français, formés en bataille, s’émerveillent de voir ces hommes demi-nus qui s’avancent en chantant contre le canon et l’étincelante baïonnette. Quel courage n’inspires-tu point, sublime amour de la patrie !

LIVRE DIXIÈME


Déjà les Natchez s’approchaient de l’ennemi. Chépar fait un signe : le centre de l’armée se replie et démasque les foudres ; à chaque bronze se tient un guerrier avec une mèche enflammée. L’infante-