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bligent à demeurer ici ; tu vas marcher au combat sans ton compagnon d’armes ; c’est bien mal à moi de te laisser seul ainsi. Si tu meurs, comment ferai-je pour t’aller rejoindre ? Souviens-toi de nos manitous dans la bataille. Voici la chaîne d’or de notre amitié, qui m’avertira de tout ce que tu feras. J’aurais voulu au moins que tu eusses été mon frère avant de me quitter. Ma sœur t’aime ; tout le monde le dit, il n’y a que toi qui l’ignores. Tu ne lui parles jamais d’amour. Comment ! ne la trouves-tu pas belle ? Ton âme est-elle engagée ailleurs ? Je suis Outougamiz, qu’on appelle le Simple parce que je n’ai point d’esprit ; mais je serai toujours heureux de t’aimer, soit que je devienne malheureux ou heureux par toi. » Ainsi parla le sauvage : René le pressa sur son sein, et des pleurs d’attendrissement mouillèrent ses yeux.

Bientôt la tribu se mit en marche, ayant le Soleil à sa tête. Toutes les familles étaient accourues sur son passage : les femmes et les enfants pleuraient. Céluta pouvait à peine contenir les mouvements de sa douleur, et suivait des regards le frère d’Amélie. Chactas bénit en passant son fils adoptif, et regretta de ne le pouvoir suivre. La petite Mila, à moitié confuse, cria à René : « Ne va pas mourir ! » et rentra, toute rougissante, dans la foule. Le capitaine d’Artaguette salua le frère d’Amélie lorsqu’il passa devant lui, en l’invitant à se souvenir de la gloire de la France. Ondouré fermait la marche : il devait commander la tribu, dans le cas où le vieux Soleil succomberait aux fatigues de la marche ou sous les coups de l’ennemi.

À peine la tribu de l’Aigle s’était-elle éloignée des Natchez, que des inquiétudes se répandirent parmi les habitants du fort Rosalie. Les colons découvrirent les traces d’un complot parmi les noirs, et l’on disait qu’il y avait des ramifications chez les sauvages. En effet, Ondouré entretenait depuis longtemps des intelligences avec les esclaves des blancs : il avait fait entendre à leur oreille le doux nom de liberté, pour se servir d’eux, si jamais ils pouvaient devenir utiles à son ambition. Un jeune nègre, nommé Imley, chef de cette association mystérieuse, cultivait une concession voisine de la cabane de Céluta et d’Outougamiz.

Ces récits sont portés à Fébriano. Le renégat, que la soif de l’or dévore, voit dans les circonstances où se trouvent les Natchez une possibilité de destruction dont profiteraient à la fois son avarice et sa lubricité. Fébriano recevait des présents d’Ondouré, et l’instruisait de tout ce qui se passait au conseil des Français ; mais, dans l’absence de ce chef, n’ayant plus de guide, il crut trouver l’occasion de s’enrichir de la dépouille des sauvages.

Comme un dogue que son gardien réveille, Fébriano se lève aux dénonciations de ses agents secrets : il se prépare aux desseins qu’il médite par l’accomplissement des rites de son culte abominable.

Enfermé dans sa demeure, il commence, demi-nu, une danse magique représentant le cours des astres. Il fait ensuite sa prière, le visage tourné vers le temple de l’Arabie, et il lave son corps dans des eaux immondes. Ces cérémonies achevées, le moine mahométan redevient guerrier chrétien : il enveloppe ses jambes grêles du drap funèbre des combats ; il endosse l’habit blanc des soldats de la France. Une touffe de franges d’or, semblable à celle qui pendait au bouclier de Pallas, embrasse, comme une main, l’épaule gauche de Fébriano ; il place sur sa poitrine un croissant d’où jaillissent des éclairs ; il suspend à son baudrier une épée à la poignée d’argent, à la lame azurée, qui enfonce une triple blessure dans le flanc de l’ennemi ; abaissant sur ses sourcils le chapeau de Mars, le renégat sort, et va trouver Chépar.

Pareil à la tunique dévorante qui, sur le mont Œta, fit périr Hercule, l’habit du grenadier français se colle aux os du fils des Maures, et fait couler dans ses veines les poisons enflammés de Bellone. Le commandant n’a pas plus tôt aperçu Fébriano, qu’il se sent lui-même possédé de la fureur guerrière, comme si le démon des combats secouait, par sa crinière de couleuvres, la tête d’une des trois Gorgones.

— Illustre chef, s’écrie Fébriano, c’est avec raison qu’on vous donne les louanges de prudence et de courage ; vous savez saisir l’occasion, et tandis que les plus braves d’entre nos ennemis sont partis pour une guerre lointaine, vous jugez qu’il est à propos de se saisir des terres des rebelles. Les trêves sont au moment d’expirer, et vous ne prétendez pas qu’on les renouvelle. Vous savez de quels dangers la colonie est menacée : on soulève les esclaves : c’est un misérable nègre, voisin de l’habitation du conspirateur Adario et de la demeure du Français adopté par Chactas, c’est Imley que l’on désigne comme chef de ce complot. J’apprends avec joie que vous avez donné des ordres, que tout est en mouvement dans le camp, et que si les factieux refusent les concessions demandées, les cadavres des ennemis du roi deviendront la proie des vautours.

Par ce discours plein de ruse, Febriano évite de blesser l’orgueil de Chépar, toujours prêt à se révolter contre un conseil direct. Charmé de voir attribuer à sa prudence des choses auxquelles il n’avait pas songé, le commandant répond à Fébriano : « Vous m’avez toujours paru doué de pénétration. Oui : je connaissais depuis longtemps les machina-