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« Je franchis l’embouchure du Missouri. Je vis à l’orient le désert des Casquias et des Tamarouas, qui vivent dans les républiques unies ; au confluent de l’Ohio, fils de la montagne Allegany et du fleuve Monhougohalla, j’aperçus le pays des Chéroquois, qui sèment comme l’Européen ; et des Wabaches, toujours en guerre avec les Illinois. Plus loin je passai la rivière Blanche, fréquentée des crocodiles, et l’Akensas, qui se joint au Meschacebé par la rive occidentale. Je remarquai à ma gauche la contrée des Chicassas, venus du Midi, et celle des Yazous, coureurs des montagnes ; à ma droite je laissai les Sélonis et les Panimas, qui boivent les eaux du ciel et vivent sous des lataniers. Enfin je découvris la cime des hauts magnolias qui couronnent le village des Natchez. Mes yeux se troublèrent, mon cœur flotta dans mon sein : je tombai sans mouvement au fond de ma pirogue, qui, poussée par la main du fleuve, alla s’échouer sur la rive.

« Bocages de la mort, qui couvrirez bientôt de votre ombre les cendres du vieux Chactas ! chênes antiques, mes contemporains de solitude ! vous savez quelles furent mes pensées quand, revenu de l’atteinte du génie de la patrie, je me trouvai assis au pied d’un arbre et livré à une foule curieuse qui s’empressait autour de moi. Je regardais le ciel, la terre, le fleuve, les sauvages, sans pouvoir ni parler, ni déclarer les transports de mon âme. Mais lorsqu’un des inconnus vint à prononcer quelques mots en natchez, alors, soulagé et tout en pleurs, je serre dans mes bras ma terre natale, j’y colle mes lèvres comme un amant à celles d’une amante, puis me relevant :

« — Ce sont donc là les Natchez ! Manitou de mes malheurs, ne me trompez-vous point encore ? Est-ce là la langue de mon pays que je viens d’entendre ? Mon oreille ne m’a-t-elle point déçu ? »

« Je touchais les mains, le visage, le vêtement de mes frères. Je dis à la troupe étonnée : « Mes amis, mes chers amis, parlez, répétez ces mots que je n’ai point oubliés ! Parlez, que je retrouve dans votre bouche les doux accents de la patrie ! O langage chéri des génies ! langage dans lequel j’appris à prononcer le nom de mon père, et que j’entendais lorsque je reposais encore dans le sein maternel ! »

« Les Natchez ne pouvaient revenir de leur surprise : au désordre de mes sens, ils se persuadèrent que j’étais un homme possédé d’Athaënsic, pour quelque crime commis dans un pays lointain ; ils songeaient déjà à m’écarter, comme un sacrilège, du bois du temple et des bocages de la mort.

« La foule grossissait. Tout à coup un cri s’élève ; je pousse moi-même un cri en reconnaissant les chefs compagnons de mon esclavage dans ta patrie, et, en m’élançant dans leurs bras, nous mêlons nos pleurs d’amitié et de joie… « Chactas ! Chactas ! » C’est tout ce qu’ils peuvent dire dans leur attendrissement. Mille voix répètent : « Chactas ! Chactas ! Génies immortels, est-ce là le fils d’Outalissi, ce Chactas que nous n’avons point connu, et qu’on disait enseveli au sein des flots ! »

« Telles étaient les acclamations. On entendait un bruit confus semblable aux échos des vagues dans les rochers. Mes amis m’apprirent qu’arrivés à Québec sur le vaisseau, après mon naufrage, ils retournèrent d’abord chez les Iroquois, d’où ils vinrent, après trois ans, conter mes malheurs à mes parents et à mon pays. Leur récit achevé, ils me conduisirent au temple du Soleil, où je suspendis mes vêtements en offrande. De là, après m’être purifié et avant d’avoir pris aucune nourriture, je me rendis au bocage de la Mort pour saluer les cendres de mes aïeux. Les vieillards m’y vinrent trouver, car la nouvelle de mon retour avait déjà volé de cabane en cabane. Plusieurs d’entre eux me reconnurent à ma ressemblance avec mon père. L’un disait : « Voilà les cheveux d’Outalissi. » Un autre : « C’est son regard et sa voix. » Un troisième : « C’est sa démarche, mais il diffère de son aïeul par sa taille, qui est plus élevée. »

« Les hommes de mon âge accouraient aussi, et, à l’aide de circonstances reproduites à ma mémoire, ils me rappelaient les jours de notre jeunesse ; alors je retrouvais sur leur visage des traits qui ne m’étaient point inconnus. Les matrones et les jeunes femmes ne pouvaient rassasier leur curiosité ; elles m’apportaient toutes sortes de présents.

« La sœur de ma mère existait encore, mais elle était mourante : mes amis me conduisirent auprès d’elle. Lorsqu’elle entendit prononcer mon nom, elle fit un effort pour me regarder ; elle me reconnut, me tendit la main, leva les yeux au ciel avec un sourire, et accomplit sa destinée. Je me retirai l’âme en proie aux plus tristes pressentiments en voyant mon retour marqué par la mort du dernier parent que j’eusse au monde.

« Mes compagnons d’esclavage me menèrent à leur hutte d’écorce ; j’y passai la nuit avec eux. Nous y racontâmes sur la peau d’ours beaucoup de choses tirées du fond du cœur, de ces choses que l’on dit à un ami échappé d’un grand danger.

« Le lendemain, après avoir salué la lumière, les arbres, les rochers, le fleuve et toute la patrie, je désirai rentrer dans la cabane de mon père. Je la trouvai telle que l’avaient mise la solitude et les années : un magnolia s’élevait au milieu, et ses branches passaient à travers le toit ; les murs crevassés étaient recouverts de mousse et un lierre embrassait le contour de la porte de ses mains noires et chevelues.