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rempli votre âme d’excellentes choses : soyez notre chef, défendez-nous ; régnez avec la justice. Nous quitterons pour vous les coutumes des anciens jours ; nous cesserons de former des familles isolées ; nous deviendrons un peuple : par là vous acquerrez une gloire immortelle.

« Or voici ce que nous ferons : vous choisirez la plus belle des filles des Sioux. Chaque famille vous offrira quatre génisses de trois ans avec un fort taureau, sept chèvres pleines, cinquante autres donnant déjà une grande abondance de lait, et six chiens rapides qui pressent également les chevreuils, les cerfs et toutes les bêtes fauves. Nous joindrons à ces dons quarante toisons de buffle noir pour couvrir votre tente. En voyant vos grandes richesses, nul ne pourra s’empêcher de vous réputer heureux. Que les génies vous gardent de rejeter notre prière ! Votre père n’est plus, votre mère dort avec lui. Vous ne serez qu’un étranger dans votre patrie. Si nous allions vous maudire dans notre douleur, vous savez que le Grand-Esprit accomplit les malédictions prononcées par les hommes simples. Soyez donc touché de notre peine et entendez nos paroles.

« Frappé des flèches invisibles d’un génie, je demeurai muet au milieu de l’assemblée. Rompant enfin le silence, je répondis : — O Nadoué que les peuples honorent ! je vous dirai la vérité toute pure. Je prends à témoin les Manitous hospitaliers du foyer où je reçus un asile que la parole du mensonge n’a jamais souillé mes lèvres : vous voyez si je suis touché. Sioux des savanes, jamais l’accueil que j’ai reçu de vous ne sortira de ma mémoire. Les présents que vous m’offrez ne pourraient être rejetés par aucun homme qui aurait quelque sens ; mais je suis un infortuné condamné à errer sur la terre. Quel charme la royauté m’offrirait-elle ? Craignez d’ailleurs de vous donner un maître : un jour vous vous repentiriez d’avoir abandonné la liberté. Si d’injustes ennemis vous attaquent, implorez le ciel, il vous sauvera, car vos mœurs sont saintes.

« Ô Sioux ! puisqu’il est vrai que je vous ai inspiré quelque pitié, ne retenez plus mes pas ; conduisez-moi aux rives du Meschacebé : donnez-moi un canot de cyprès : que je descende à la terre des sassafras. Je ne suis point un méchant que les génies ont puni pour ses crimes ; vous n’avez point à craindre la colère du Grand-Esprit en favorisant mon retour. Mes songes, mes veilles, mon repos, sont tout remplis des images d’une patrie que je pleure sans cesse. Je suis le plus misérable des chevreuils des bois : ne fermez pas l’oreille à mes plaintes.

« Les bergers furent attendris ; le Grand-Esprit les avait faits compatissants. Quand le murmure de la foule eut cessé, Nadoué me dit : — Les hommes sont touchés de vos paroles, et les génies le sont aussi. Nous vous accordons la pirogue du retour. Mais contractons d’abord l’alliance : rassemblons des pierres pour en faire un haut lieu, et mangeons dessus.

« Or cela fut fait comme il avait été dit : le Manitou de Nadoué, celui des Sioux, celui des Natchez, reçurent le sacrifice. L’alliance accomplie et trouvée parfaitement belle par les pasteurs, je marchai avec eux pendant six jours pour arriver au Meschacebé ; mon cœur tressaillait en approchant. Du plus loin que je découvris le fleuve, je me mis à courir vers lui ; je m’y élançai comme un poisson qui, échappé du filet, retombe plein de joie dans les flots. Je m’écriai en portant à ma bouche l’eau sacrée :

« — Te voilà donc enfin, ô fleuve qui coules dans le pays de Chactas ! fleuve où mes parents me plongèrent en venant au monde ! fleuve où je me jouais dans mon enfance avec mes jeunes compagnons ! fleuve qui baignes la cabane de mon père et l’arbre sous lequel je fus nourri ! Oui, je te reconnais ! Voilà les osiers pliants qui croissent dans ton lit aux Natchez, et que j’avais accoutumé de tresser en corbeilles ; voilà les roseaux dont les nœuds me servaient de coupe. C’est bien encore le goût et la douceur de ton onde, et cette couleur qui ressemble à celle du lait de nos troupeaux.

« Ainsi je parlais dans mon transport, et les délices de la patrie coulaient déjà dans mon cœur. Les Sioux, doués de simplicité et de justice, se réjouissaient de mon bonheur. J’embrassai Nadoué et ses fils ; je souhaitai toutes sortes de dons à mes hôtes et, entrant dans ma pirogue chargée de présents, je m’abandonnai au cours du Meschacebé. Les Sioux rangés sur la rive me saluaient du geste et de la voix ; moi-même je les regardais en faisant des signes d’adieu, et priant les génies d’accorder leur faveur à cette nation innocente. Nous continuâmes de nous donner des marques d’amour jusqu’au détour d’un promontoire qui me déroba la vue des pasteurs ; mais j’entendais encore le son de leurs voix affaiblies, que les brises dispersaient sur les eaux, le long des rivages du fleuve.

« Maintenant chaque heure me rapprochait de ce champ paternel dont j’étais absent depuis tant de neiges. J’en étais sorti sans l’expérience, dans ma dix-septième lune des fleurs ; j’allais y rentrer dans ma trente-troisième feuille tombée et plein de la triste connaissance des hommes. Que d’aventures éprouvées ! que de régions parcourues ! que de peuples les pas de mes malheurs avaient visités ! Ces réflexions roulaient dans mon esprit, et le courant entraînait ma nacelle.