Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/62

Cette page a été validée par deux contributeurs.

ses flots ; tout mouvement cessa, et au bruit des glaces brisées succéda un silence universel.

«Aussitôt mes hôtes s’occupèrent à bâtir des cabanes de neige : elles se composaient de deux ou trois chambres qui communiquaient ensemble par des espèces de portes abaissées. Une lampe de pierre, remplie d’huile de baleine, et dont la mèche était faite d’une mousse séchée, servait à la fois à nous réchauffer et à cuire la chair des veaux marins. La voûte de ces grottes sans air fondait en gouttes glacées ; on ne pouvait vivre qu’en se pressant les uns contre les autres et en s’abstenant, pour ainsi dire, de respirer. Mais la faim nous forçait encore de sortir de ces sépulcres de frimas : il fallait aller aux dernières limites de la mer gelée épier les troupeaux de Michabou.

« Mes hôtes avaient alors des joies si sauvages, que j’en étais moi-même épouvanté. Après une longue abstinence, avions-nous dardé un phoque, on le traînait sur la glace : la matrone la plus expérimentée montait sur l’animal palpitant lui ouvrait la poitrine, lui arrachait le foie, et en buvait l’huile avec avidité. Tous les hommes, tous les enfants se jetaient sur la proie, la déchiraient avec les dents, dévoraient les chairs crues ; les chiens, accourus au banquet, en partageaient les restes et léchaient le visage ensanglanté des enfants. Le guerrier vainqueur du monstre recevait une part de la victime plus grande que celle des autres ; et lorsque, gonflé de nourriture, il ne se pouvait plus repaître, sa femme, en signe d’amour, le forçait encore d’avaler d’horribles lambeaux qu’elle lui enfonçait dans la bouche. Il y avait loin de là, René, à ma visite au palais de tes rois et au souper chez l’élégante ikouessen.

« Un chef des Esquimaux vint à mourir ; on le laissa auprès de nous, dans une des chambres de la hutte où l’humidité causée par les lampes amena la dissolution du corps. Les ossements humains, ceux des dogues et les débris des poissons, étaient jetés à la porte de nos cabanes ; l’été, fondant le tombeau de glace qui croissait autour de ces dépouilles, les laissait pêle-mêle sur la terre.

« Un jour nous vîmes arriver sur un traîneau, que tiraient six chiens à longs poils, une famille alliée à celle dont j’étais l’esclave. Cette famille retourna bientôt après aux lieux d’où elle était venue ; mon maître l’accompagna et m’ordonna de le suivre.

« La tribu d’Esquimaux chez laquelle nous arrivâmes n’habitait point, comme la nôtre, dans des cabanes de neige ; elle s’était retirée dans une grotte dont on fermait l’ouverture avec une pierre. Comme on voit, au commencement de la lune voyageuse, des corneilles se réunir en bataillons dans quelque vallée, ou comme des fourmis se retirent sous une racine de chêne, ainsi cette nombreuse tribu d’Esquimaux était réfugiée dans le souterrain.

« Je fis le tour de la salle, pour chercher quelques vieillards qui sont la mémoire des peuples : le Grand-Esprit lui-même doit sa science à son éternité. Je remarquai un homme âgé dont la tête était enveloppée dans la dépouille d’une bête sauvage. Je le saluai en lui disant : « Mon père ! » Ensuite j’ajoutai : — Tu as beaucoup honoré tes parents, car je vois que le ciel t’a accordé une longue vie. En faveur de mon respect pour tes aïeux, permets-moi de m’asseoir sur la natte à tes côtés. Si je savais où une douce mort a déposé les os de tes pères, je les aurais apportés pour te réjouir.

« Le vieillard souleva son bonnet de peau d’ours, et me regarda quelque temps en méditant sa réponse. Non, le bruit des ailes de la cigogne qui s’élève d’un bocage de magnolias dans le ciel des Florides est moins délicieux à l’oreille d’une vierge que ne le furent pour moi les paroles de cet homme, lorsque je retrouvai sur ses lèvres, dans l’antre des affreux Esquimaux, le langage du prêtre divin des bords de la Seine.

« — Je suis fils de la France, me dit le vieillard : lorsque nous enlevâmes aux enfants d’Albion les forts bâtis aux confins du Labrador, je suivais le brave d’Iberville. Ma tendresse pour une jeune fille des mers me retint dans ces régions désolées, où j’ai adopté les mœurs et la vie des aïeux de celle que j’aimais.

« Tel que dans les puits des savanes d’Atala on voit sortir des canaux souterrains l’habitant des ondes, brillant étranger que l’amour a égaré loin de sa patrie, ainsi, ô Grand-Esprit ! tu te plais à conduire les hommes par des chemins qui ne sont connus que de ta providence. René, on trouve les guerriers de ton pays chez tous les peuples : les plus civilisés des hommes, ils en deviennent, quand ils le veulent, les plus barbares. Ils ne cherchent point à nous policer, nous autres sauvages : ils trouvent plus aisé de se faire sauvages comme nous. La solitude n’a point de chasseurs plus adroits, de combattants plus intrépides ; on les a vus supporter les tourments du cadre de feu[1] avec la fortitude des Indiens mêmes, et malheureusement devenir aussi cruels que leurs bourreaux. Serait-ce que le dernier degré de civilisation touche à la nature ? Serait-ce que le Français possède une sorte de génie universel qui le rend propre à toutes les vies, à tous les climats ? Voilà ce que pourrait seule décider la sagesse du père Aubry,

  1. Les tourments que l’on fait subir aux prisonniers de guerre.