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tombée sur la terre. Elle tenait embrassé son fils, tendre fleur de son sein.

« Je rassure l’Esquimau vaincu ; je le caresse en passant la main sur ses bras, comme un chasseur encourage l’animal fidèle qui le guide au fond des bois ; l’Esquimau se relève à demi et presse mes genoux en signe de reconnaissance et de faiblesse. Dans cette attitude, il n’avait rien de rampant à la manière de l’Europe : c’était l’homme obéissant à la nécessité.

« La femme revient de son évanouissement. Je l’appelle ; elle fait un pas vers nous, fuit, revient et toujours resserrant le cercle, s’approche de plus en plus de son maître et de son mari. Bientôt elle met les mains à terre et s’avance ainsi jusqu’à mes pieds. Je prends l’enfant qu’elle portait sur son dos ; je lui prodigue des caresses : ces caresses apprivoisèrent tellement la mère de l’enfant, qu’elle se mit à bondir de joie à mes côtés. Lorsqu’un guerrier emporte dans ses bras un chevreau qu’il a trouvé sur la montagne, la mère, traînant ses longues mamelles et surmontant sa frayeur, suit avec de doux bêlements le ravisseur, qu’elle semble craindre d’irriter contre le jeune hôte des forêts.

« Aussitôt que l’Esquimau eut reconnu mon droit de force, il devint aussi soumis qu’il s’était montré intraitable. Je descendis la côte avec mes deux nouveaux sujets, et je leur fis entendre que je voulais passer au Labrador.

« L’Esquimau va prendre sur le rocher de glace des peaux de loup marin que je n’avais pas aperçues ; il les étend avec des barbes de baleine ; il en forme un long canot ; il recouvre ce canot d’une peau élastique. Il se place au milieu de cette espèce d’outre, et m’y fait entrer avec sa femme et son enfant : refermant alors la peau autour de ses reins, semblable à Michabou lui-même, il gourmande les mers.

« Un traîneau parti du grand village de tes pères, au moment où nous quittâmes l’île du naufrage, n’aurait atteint le palais de tes rois qu’après notre arrivée aux rivages du Labrador. C’était l’heure où les coquillages des grèves s’entrouvrent au soleil, et la saison où les cerfs commencent à changer de parure. Les génies me préparaient encore une nouvelle destinée : je commandais, j’allais servir.

« Nous ne tardâmes pas à rencontrer un parti d’Esquimaux. Ces guerriers, sans s’informer des arbres de mon pays ni du nom de ma mère, me chargèrent de l’attirail de leurs pêches et me contraignirent d’entrer dans un grand canot. Ils armèrent mon bras d’une rame, comme si depuis longtemps leurs Manitous eussent été en alliance avec les miens, et nous remontâmes le long des rochers du Labrador.

« Les deux époux, naguère mes esclaves, s’étaient embarqués avec nous ; ils ne me donnèrent pas la moindre marque de pitié ou de reconnaissance : ils avaient cédé à mon pouvoir, ils trouvaient tout simple que je subisse le leur : au plus fort l’empire, au plus faible l’obéissance.

« Je me résignai à mon sort.

« Nous arrivâmes à une contrée où le soleil ne se couchait plus. Pâle et élargi, cet astre tournait tristement autour d’un ciel glacé ; de rares animaux erraient sur des montagnes inconnues. D’un côté s’étendaient des champs de glace contre lesquels se brisait une mer décolorée ; de l’autre s’élevait une terre hâve et nue qui n’offrait qu’une morne succession de baies solitaires et de caps décharnés. Nous cherchions quelquefois un asile dans des trous de rocher, d’où les aigles marins s’envolaient avec de grands cris. J’écoutais alors le bruit des vents répétés par les échos de la caverne et le gémissement des glaces qui se fondaient sur la rive.

« Et cependant, mon jeune ami, il est quelquefois un charme à ces régions désolées. Rien ne te peut donner une idée du moment où le soleil, touchant la terre, semblait rester immobile, et remontait ensuite dans le ciel, au lieu de descendre sous l’horizon. Les monts revêtus de neige, les vallées tapissées de la mousse blanche que broutent les rennes, les mers couvertes de baleines et semées de glaces flottantes, toute cette scène, éclairée comme à la fois par les feux du couchant et par la lumière de l’aurore, brillait des plus tendres et des plus riches couleurs ; on ne savait si on assistait à la création ou à la fin du monde. Un petit oiseau, semblable à celui qui chante la nuit dans tes bois, faisait entendre un ramage plaintif. L’amour amenait alors le sauvage Esquimau sur le rocher où l’attendait sa compagne : ces noces de l’homme aux dernières bornes de la terre n’étaient ni sans pompe ni sans félicité.

« Mais bientôt à une clarté perpétuelle succéda une nuit sans fin. Un soir le soleil se coucha, et ne se leva plus. Une aurore stérile, qui n’enfanta point l’astre du jour, parut dans le septentrion. Nous marchions à la lueur du météore dont les flammes mouvantes et livides s’attachaient à la voûte du ciel comme à une surface onctueuse.

« Les neiges descendirent ; les daims, les carribous, les oiseaux mêmes disparurent : on voyait tous ces animaux passer et retourner vers le midi : rien n’était triste comme cette migration qui laissait l’homme seul. Quelques coups de foudre qui se prolongeaient dans des solitudes où aucun être animé ne les pouvait entendre semblèrent séparer les deux scènes de la vie et de la mort. La mer fixa