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« Les sifflements du courlis et le cri de la barnacle, perchée sur les framboisiers de la grotte, m’annoncèrent le retour du matin : je sors. Je suspends par des racines de fraisier les restes de la victime à mes épaules ; j’arme mon bras d’une branche de pin ; je me fais une ceinture de joncs où je place mon poignard, et, comme un lion marin, je m’avance le long des flots.

« Pendant mon séjour chez les Cinq-Nations iroquoises, le commerce et la guerre m’avaient conduit chez les Esquimaux, et j’avais appris quelque chose de la langue de ce peuple. Je savais que l’île de mon naufrage s’approchait, dans la région de l’étoile immobile, des côtes du Labrador : je cherchai donc à remonter vers ce détroit.

« Je marchai autant de nuits qu’une jeune femme qui n’a point encore nourri de premier-né reste dans le doute sur le fruit que son sein a conçu : craignant de tromper son époux, elle ne confie ses tendres espérances qu’à sa mère ; mais aux défaillances de cette femme, annonces mystérieuses de l’homme, à son secret, qui éclate dans ses regards, le père devine son bonheur, et, tombant à genoux, offre au Grand-Esprit son fils à naître.

« Je traversai des vallées de pierres revêtues de mousse, et au fond desquelles coulaient des torrents d’eau demi-glacée : des bouquets de framboisiers, quelques bouleaux, une multitude d’étangs salés couverts de toutes sortes d’oiseaux de mer, variaient la tristesse de la scène. Ces oiseaux me procuraient une abondante nourriture, et des fraises, des oseilles, des racines, ajoutaient à la délicatesse de mes banquets.

« Déjà mes pas étaient arrivés au détroit des tempêtes. Les côtes du Labrador se montraient quelquefois par delà les flots au coucher et au lever du soleil. Dans l’espoir de rencontrer quelque navigateur, je cheminais le long des grèves ; mais lorsque j’avais franchi des caps orageux, je n’apercevais qu’une suite de promontoires aussi solitaires que les premiers.

« Un jour j’étais assis sous un pin : les flots étaient devant moi ; je m’entretenais avec les vents de la mer et les tombeaux de mes ancêtres. Une brise froide s’élève des régions du nord, et un reflet lumineux voltige sous la voûte du ciel. Je découvre une montagne de glace flottante ; poussée par le vent, elle s’approche de la rive. Manitou du foyer de ma cabane, dites quel fût mon étonnement lorsqu’une voix, sortant de l’écueil mobile, vint frapper mon oreille. Cette voix chantait ces paroles dans la langue des Esquimaux :

« Salut, esprit des tempêtes, salut, ô le plus beau des fils de l’Océan !

« Descends de ta colline où l’importun soleil ne luit jamais ; descends, charmante Élina ! Embarquons-nous sur cette glace. Les courants nous emportent en pleine mer ; les loups marins viennent se livrer à l’amour sur la même glace que nous.

« Sois-moi propice, esprit des tempêtes, ô le plus beau des fils de l’Océan !

« Élina, je darderai pour toi la baleine ; je te ferai un bandeau pour garantir tes beaux yeux de l’éclat des neiges ; je te creuserai une demeure sous la terre pour y habiter avec un feu de mousse ; je te donnerai trente tuniques impénétrables aux eaux de la mer. Viens sur le sommet de notre rocher flottant. Nos amours y seront enchaînées par les vents, au milieu des nuages et de l’écume des flots.

« Salut, esprit des tempêtes, ô le plus beau des fils de l’Océan !

«Tel était ce chant extraordinaire. Couvrant mes yeux de ma main, et jetant dans les flots une partie de mon vêtement, je m’écriai : — Divinité de cette mer dont je viens d’entendre la voix, soyez-moi propice ; favorisez mon retour. Aucune réponse ne sortit de la montagne, qui vint s’échouer sur les sables à quelque distance du lieu où j’étais assis.

« J’en vis bientôt descendre un homme et une femme vêtus de peaux de loup marin. Aux caresses qu’ils prodiguaient à un enfant, je les reconnus pour mari et femme. Ainsi l’a voulu le Grand-Esprit ; le bonheur est de tous les peuples et de tous les climats : le misérable Esquimau, sur son écueil de glace, est aussi heureux que le monarque européen sur son trône ; c’est le même instinct qui fait palpiter le cœur des mères et des amantes dans les neiges du Labrador et sur le duvet des cygnes de la Seine.

« Je dirige mes pas vers la femme, dans l’espérance que l’homme accourrait au secours de son épouse et de son enfant. L’esprit qui m’inspira cette pensée ne trompa point mon attente. Le guerrier s’avance vers moi avec fureur : il était armé d’un javelot surmonté d’une dent de vache marine ; ses yeux sanglants étincelaient derrière ses ingénieuses lunettes ; sa barbe rousse, se joignant à ses cheveux noirs, lui donnait un air affreux. J’évite les premiers coups de mon adversaire, et m’élançant sur lui je le terrasse.

« Élina, arrêtée à quelque distance, faisait éclater les signes de la plus vive douleur ; ses genoux fléchirent ; elle tomba sur le rocher. Comme le pois fragile qui s’élève autour de la gerbe de maïs, sa fleur délicate se marie au blé robuste et joint ainsi la grâce à la vie utile de son époux ; mais si la pierre tranchante de l’Indienne vient à moissonner l’épi, l’humble pois, qu’une tige amie ne soutient plus, s’affaisse et couvre de ses grappes fanées le sol qui l’a vu naître : ainsi la jeune sauvage était