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Natchez : l’un divisé en livres, et qui ne va guère qu’à la moitié de l’ouvrage ; l’autre qui contient le tout sans division, et avec tout le désordre de la matière. De là une singularité littéraire dans l’ouvrage tel que je le donne au public : le premier volume s’élève à la dignité de l’épopée, comme dans les Martyrs ; le second volume descend à la narration ordinaire, comme dans Atala et dans René.

Pour arriver à l’unité du style, il eût fallu effacer du premier volume la couleur épique ou l’étendre sur le second : or, dans l’un ou l’autre cas, je n’aurais plus reproduit avec fidélité le travail de ma jeunesse.

Ainsi donc, dans le premier volume des Natchez on trouvera le merveilleux, et le merveilleux de toutes les espèces : le merveilleux chrétien, le merveilleux mythologique, le merveilleux indien ; on rencontrera des muses, des anges, des démons, des génies, des combats, des personnages allégoriques : la Renommée, le Temps, la Nuit, la Mort, l’Amitié. Ce volume offre des invocations, des sacrifices, des prodiges, des comparaisons multipliées, les unes courtes, les autres longues, à la façon d’Homère, et formant de petits tableaux.

Dans le second volume, le merveilleux disparaît, mais l’intrigue se complique, et les personnages se multiplient : quelques uns d’entre eux sont pris jusque dans les rangs inférieurs de la société. Enfin, le roman remplace le poëme, sans néanmoins descendre au-dessous du style de René et d’Atala, et en remontant quelquefois, par la nature du sujet, par celle des caractères et par la description des lieux, au ton de l’épopée.

Le premier volume contient la suite de l’histoire de Chactas et son voyage à Paris. L’intention de ce récit est de mettre en opposition les mœurs des peuples chasseurs, pécheurs et pasteurs, avec les mœurs du peuple le plus policé de la terre. C’est à la fois la critique et l’éloge du siècle de Louis XIV et un plaidoyer entre la civilisation et l’état de nature : on verra quel juge décide la question.

Pour faire passer sous les yeux de Chactas les hommes illustres du grand siècle, j’ai quelquefois été obligé de desserrer les temps, de grouper ensemble des hommes qui n’ont pas vécu tout à fait ensemble, mais qui se sont succédés dans la suite d’un long règne. Personne ne me reprochera sans doute ces légers anachronismes que je devais pourtant faire remarquer ici.

Je dis la même chose des événements que j’ai transportés et renfermés dans une période obligée, et qui s’étendent, historiquement, en deçà et au delà de cette période.

On ne me montrera, j’espère, pas plus de rigueur pour la critique des lois. La procédure criminelle cessa d’être publique en France sous François Ier, et les accusés n’avaient pas de défenseurs. Ainsi quand Chactas assiste à la plaidoirie d’un jugement criminel, il y a anachronisme pour les lois : si j’avais besoin sur ce point d’une justification je la trouverais dans Racine même ; Dandin dit à Isabelle :

Avez-vous jamais vu donner la question ?
isabelle.

Non, et ne le verrai, que je crois, de ma vie.

dandin.

Venez, je vous en veux faire passer l’envie.

isabelle.

Hé ! monsieur, peut-on voir souffrir des malheureux !

isabelle.

Bon ! cela fait toujours passer une heure ou deux.

Racine suppose qu’on voyait, de son temps, donner la question, et cela n’était pas : les juges, le greffier, le bourreau et ses garçons assistaient seuls à la torture.

J’espère, enfin, qu’aucun véritable savant de nos jours ne s’offensera du récit d’une séance à l’Académie, et d’une innocente critique de la science sous Louis XIV, critique qui trouve, d’ailleurs, son contrepoids au Souper chez Ninon. Ils ne s’en offenseront pas davantage que les gens de robe ne se blesseront de ma relation d’une audience au palais. Nos avocats, nobles défenseurs des libertés publiques, ne parlent plus comme le Petit-Jean des Plaideurs, et dans notre siècle, où la science a fait de si grands pas et créé tant de prodiges, la pédanterie est un ridicule complètement ignoré de nos illustres savants.

On trouve aussi dans le premier volume des Natchez un livre d’un Ciel chrétien différent du Ciel des Martyrs : en le lisant j’ai cru éprouver un sentiment de l’infini qui m’a déterminé à conserver ce livre. Les idées de Platon y sont confondues avec les idées chrétiennes, et ce mélange ne m’a paru présenter rien de profane ou de bizarre.

Si on s’occupait encore de style, les jeunes écrivains pourraient apprendre, en comparant le premier volume des Natchez au second, par quels artifices on peut changer une composition littéraire et la faire passer d’un genre à un autre. Mais nous sommes dans le siècle des faits, et ces études de mots paraîtraient sans doute oiseuses. Reste à savoir si le style n’est pas cependant un peu nécessaire pour faire vivre les faits : Voltaire n’a pas mal servi la renommée de Newton. L’histoire, qui punit et qui récompense, perdrait sa puissance si elle ne savait peindre : sans Tite-Live, qui se souviendrait du vieux Brutus ? sans Tacite, qui penserait