« Ononthio me disait : — Tu vois ici, Chactas, l’excuse des fêtes de Versailles : dans toute l’étendue de la France, c’est la même richesse ; les travaux seulement et les paysages diffèrent, car ce royaume renferme dans son sein tout ce qui peut servir aux besoins ou aux délices de la vie. L’attention que l’œil du maître donne à l’agriculture s’étend sur les autres parties de l’État. Nous avons été chercher jusque dans les pays étrangers les hommes qui pouvaient faire fleurir le commerce et les manufactures. Ce roi qui t’a paru si superbe, si occupé de ses plaisirs, travaille laborieusement avec ses sachems ; il entre jusque dans les moindres détails. Le plus petit citoyen lui peut soumettre des plans et obtenir audience de lui : de la même main qui protège les arts et fait céder l’Europe à nos armes, il corrige les lois et introduit l’unité dans nos coutumes.
« Il est trois choses que les ennemis de ce siècle lui reprochent : le faste des monuments et des fêtes, l’excès des impôts, l’injustice des guerres.
« Quant à nos fêtes, ce n’est pas aux Français à en faire un crime à leur souverain : elles sont dans nos mœurs, et elles ont contribué à imprimer à notre âge cette grandeur que le temps n’effacera point. Nous sommes devenus la première nation du monde par nos édifices et par nos jeux, comme le furent jadis par les mêmes pompes les habitants d’un pays appelé la Grèce.
« Le reproche relatif à l’accroissement de l’impôt n’a aucun fondement raisonnable : nul royaume ne paye moins à son gouvernement, en proportion de sa fertilité, que la France.
« Il est malheureux qu’on ne puisse aussi facilement nous justifier du reproche fait à notre ambition. Mais, belliqueux sauvage, tu le sais, est-il beaucoup de guerres dont les motifs soient équitables ? Louis a révélé à la France le secret de ses forces ; il a prouvé qu’elle se peut rire des ligues de l’Europe jalouse. Après tout, les étrangers, qui cherchent à rabaisser notre gloire, doivent cependant ce qu’ils sont à notre génie. Louis est moins le législateur de la France que celui de l’Europe. Descendez sur les rivages d’Albion, pénétrez dans les forêts de la Germanie, franchissez les Alpes ou les Pyrénées, partout vous reconnaîtrez qu’on a suivi nos édits pour la justice, nos règlements pour la marine, nos ordonnances pour l’armée, nos institutions pour la police des chemins et des villes : jusqu’à nos mœurs et nos habits, tout a été servilement copié. Telle nation qui, dans son orgueil, se vante aujourd’hui de ses établissements publics, en a emprunté l’idée à notre nation. Vous ne pouvez faire un pas chez les étrangers sans retrouver la France mutilée : Louis est venu après des siècles de barbarie, et il a créé le monde civilisé. »
« Après six jours de voyage nous arrivâmes au bord de la grande eau salée. Nous passâmes une lune entière à attendre des vents favorables. Je contemplai avec étonnement ce port[1] qui venait d’être construit dans le lac qui marche[2], de même que j’avais vu cet autre[3] port du lac immobile[4] auquel le Manitou de la nécessité m’avait contraint de travailler. Je visitai les arsenaux et les bassins ; je n’eus pas moins de sujet d’admirer le génie de ta nation dans ces arts nouveaux pour elle que dans ceux où depuis longtemps elle était exercée. Une activité générale régnait dans le port et dans la ville : on voyait sortir des vaisseaux qui emportaient des colonies aux extrémités du monde, en même temps que des flottes rapportaient à la France les richesses des terres les plus éloignées. Un matelot embrassait sa mère sur la grève, au retour d’une longue course ; un autre recevait en s’embarquant les adieux de sa femme. Onze mille guerriers des troupes d’Areskoui[5], cent soixante-six mille enfants des mers, mille jeunes fils de vieux marins, instruits dans les hautes sciences de Michabou[6], cent quatre-vingt-dix-huit monstres nageants[7] qui vomissaient des feux par soixante bouches, trente galères dont je dois me souvenir, vous rendaient alors les dominateurs des flots, comme vous étiez les maîtres de la terre.
« Enfin le Grand-Esprit envoya le vent du milieu du jour qui nous était favorable : l’ordre du départ est proclamé ; on s’embarque en tumulte. De petits canots nous portent aux grands navires ; nous arrivons sous leurs flancs ; nous y demeurons quelque temps balancés par la lame grossie : nous montons sur les machines flottantes à l’aide de cordes qu’on nous jette. À peine avons-nous atteint le bord que nos matelots, comme des oiseaux de la tempête, se répandent sur les vergues. La foudre[8], sortant du vaisseau d’Ononthio, donne le signal au reste de la flotte : tous les vaisseaux, avec de longs efforts, arrachent leur pied[9] d’airain des vases tenaces. La double serre ne s’est pas plutôt déprise de la chevelure de l’abîme qu’un mouvement se fait sentir dans le corps entier du vaisseau. Les bâtiments se couvrent de leurs voiles : les plus basses, déployées dans toute leur largeur, s’arrondissent comme de vastes cylindres ; les plus élevées, comprimées dans