Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/55

Cette page a été validée par deux contributeurs.

répandez-la sur ma nation, de même que je chéris la vôtre devenez parmi vos compatriotes le protecteur des Français. N’oubliez pas que tous, tant que nous sommes, nous méritons plus de pitié que de mépris. Dieu a fait l’homme comme un épi de blé : sa tige est fragile, se tourmente au moindre souffle, mais son grain est excellent.

« Souvenez-vous enfin, Chactas, que si les habitants de votre pays ne sont encore qu’à la base de l’échelle sociale, les Français sont loin d’être arrivés au sommet : dans la progression des lumières croissantes, nous paraîtrons nous-mêmes des barbares à nos arrière-neveux. Ne vous irritez donc point contre cette civilisation qui appartient à notre nature, contre une civilisation qui peut-être un jour, envahissant vos forêts, les remplira d’un peuple où la liberté de l’homme policé s’unira à l’indépendance de l’homme sauvage.

« Le chef de la prière se leva ; nous marchâmes lentement vers la porte. — Je ne suis pas ici chez moi, me dit-il ; je retourne au palais d’un prince dont l’éducation me fut confiée. Si je puis vous être utile, ne craignez pas de vous adresser à mon zèle ; mais, vous autres sauvages, vous avez peu de chose à demander aux rois.

« Je répondis : — Ta bonté m’enhardit ; je laisse en France un père qui languit dans l’adversité. Demande son nom à toutes les infortunes soulagées ; elles te diront qu’il s’appelle Lopez. »

« À ces paroles, que je prononçai d’une voix altérée, un génie porta les larmes que j’avais aux yeux dans ceux de mon hôte. Cet hôte, plein de bonté, m’apprit que le chef de la prière qui visitait mes chaînes à Marseille lui avait raconté les traverses de mon ami et les liens qui m’unissaient à cet Espagnol ; que déjà Lopez était à l’abri de l’indigence, et qu’il retournerait bientôt riche et heureux dans sa vieille patrie. On avait même adouci le sort d’Honfroy, mon compagnon de boulet.

« Ces mots inondèrent mon cœur d’un torrent de joie, et la vivacité de ma reconnaissance m’ôta la force de l’exprimer. Cependant l’homme miséricordieux avait tiré un cordon qui correspondait à un écho d’airain ; à la voix de cet écho, les esclaves accoururent, et nous conduisirent aux degrés de marbre. Là, je dis un dernier adieu au pasteur des peuples ; je pleurais comme un Européen. Je brisai mon calumet en signe de deuil, et j’entonnai à demi-voix le chant de l’absence : « Bénissez cette cabane hospitalière, 0 génie des fleuves errants ! que l’herbe ne couvre jamais le sentier qui mène à ses portes, jour et nuit ouvertes au voyageur ! »

« Tandis que ma voix attendrie résonnait sous le vestibule, le prêtre, les yeux levés vers le ciel, offrait à Dieu sa prière. Les serviteurs tombèrent à genoux, et reçurent la bénédiction que le sacrificateur pacifique répandit sur moi. Alors, dans un grand désordre, je descendis précipitamment les degrés. Parvenu au dernier marbre, je levai la tête, et j’aperçus mon hôte[[1], qui penché sur les fleurs de bronze, me suivait complaisamment de ses regards : bientôt il se retira comme s’il se sentait trop ému. Je restai quelque temps immobile dans l’espérance de le revoir ; mais le retentissement des portes que j’entendis se fermer m’avertit qu’il était temps de m’arracher de ce lieu. Dans la cour et sous les péristyles, une foule indigente attendait les bienfaits du maître charitable : je joignis mes vœux à ceux que faisaient pour lui tant d’infortunés, et je sortis de cette cabane, plein de reconnaissance, d’admiration et d’amour.

« Ononthio reçut enfin l’ordre de son départ et du nôtre. Nous quittâmes Paris pour nous rendre à un golfe du lac sans rivages[2]. Comme notre traîneau passait sur un pont d’où l’on découvrait la file prolongée des cabanes du grand village, je m’écriai : « Adieu, terre des palais et des arts ! adieu, terre sacrée où j’aurais voulu passer ma vie si les tombeaux de mes ancêtres ne s’élevaient loin d’ici ! »

« Je me laissai retomber au fond du traîneau. Oui, mon fils, j’éprouvai de vifs regrets en quittant la France. Il y a quelque chose dans l’air de ton pays que l’on ne sent point ailleurs, et qui ferait oublier à un sauvage même ses foyers paternels.

« Nous fîmes un voyage charmant jusqu’au port où nous attendaient nos vaisseaux. Nous roulâmes d’abord sur des chaussées bordées d’arbres à perte de vue ; ensuite nous descendîmes au bord d’un fleuve qui coulait dans un vallon enchanté. On ne voyait que des laboureurs qui creusaient des sillons, ou des bergers qui paissaient des troupeaux. Là le vigneron effeuillait le cep sur une colline pierreuse ; ici le cultivateur appuyait les branches du pommier trop chargé ; plus loin, des paysannes chassaient devant elles l’âne paresseux qui portait le lait et les fruits à la ville, tandis que des barques, traînées par de forts chevaux, rebroussaient le cours du fleuve. Des étrangers, des gens de guerre, des commerçants, allaient et venaient sur toutes les voies publiques. Les coteaux étaient couronnés de riants villages ou de châteaux solitaires. Les tours des cités apparaissaient dans le lointain ; des fumées s’élevaient du milieu des arbres : on voyait se dérouler la brillante écharpe des campagnes, toute diaprée de l’azur des fleuves, de l’or des moissons, de la pourpre des vignes et de la verdure des prés et des bois.

  1. Fénelon.
  2. La mer.