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m’avait pas d’abord permis de me dérober à l’abominable spectacle. Je m’écriai : « Remenez-moi à mes déserts ! reconduisez-moi dans mes forêts ! » et je m’éloignai à grands pas. Longtemps j’errai à l’aventure, tout en pleurs et comme hors de moi-même. Mais enfin la lassitude du corps parvint à distraire les fatigues de l’âme, et, me trouvant aussi harassé qu’un chasseur qui a pousuivi un cerf agile, je fus contraint de demander quelque part les dons de l’hospitalité.

« Je heurte à la porte d’une très belle cabane ; un esclave vient m’ouvrir : « Que veux-tu ? » me dit-il brusquement. « Va dire à ton maître, répondis-je, qu’un guerrier des chairs rouges veut boire avec lui la coupe du banquet. » L’esclave se prit à rire, et referma la porte.

« Cette épreuve ne me découragea point. À quelque distance, dans une petite voie écartée, une habitation assez semblable à nos huttes s’offrit à mes regards. Je me présente sur le seuil de cette demeure. J’aperçois au fond d’une case obscure un guerrier demi-nu, une femme et trois enfants : j’augurai bien de mes hôtes, lorsque je vis qu’ils restaient tranquilles à mon aspect comme des Indiens. J’entre dans la cabane, je m’assieds au foyer dont je salue le Manitou domestique, et, prenant dans mes bras le plus jeune des trois enfants, ces douces lumières de leur mère, j’entonne la chanson du suppliant.

« Quand cela fut fait, je dis en français : « J’ai faim, » et le guerrier me répondit : « Tu as faim ? » ce qui me fit penser qu’il avait été voyageur chez les peuples de la solitude. Il se leva, prit un gâteau de maïs noir, et me le donna : je ne le pus manger, car je vis la mère répandre une larme et les enfants dévorer des yeux le pain que je portais à ma bouche. Je le distribuai à leur innocence, et je dis au guerrier leur père : « Les mânes des ours n’ont donc pas été apaisés par des sacrifices la neige dernière, puisque la chasse n’a pas été bonne et que tes enfants ont faim ? » — « Faim ! répondit mon hôte, oui ! Pour nous autres misérables, cette faim dure toute notre vie. »

« Je repartis : « Il y a sans doute quelque autre guerrier dont le soleil a regardé les érables, et dont les flèches ont été plus favorisées du grand Castor : il te fera part de son abondance. » L’homme sourit amèrement, ce qui me fit juger que j’avais dit une chose peu sage.

« Une veuve qui, du lit désert où elle est couchée, voit les toiles de l’insecte suspendues sur sa tête, se plaint de l’abandon de sa cabane ; ainsi la laborieuse matrone dont je recevais l’hospitalité adressa les paroles de l’injure à son époux, en l’accusant d’oisiveté. Le guerrier frappa rudement son épouse : je me hâtai d’étendre le calumet de paix entre mes hôtes et d’apaiser la colère qui monte du cœur au visage en nuage de sang. J’eus alors pour la première fois l’idée de la dégradation européenne dans toute sa laideur. Je vis l’homme abruti par la misère, au milieu d’une famille affamée, ne jouissant point des avantages de la société et ayant perdu ceux de la nature.

« Je me levai ; je mis un grain d’or dans la main du guerrier, je l’invitai à venir s’asseoir avec sa famille dans ma cabane. « Ah ! s’écria mon hôte tout ému, quoique vous ne soyez qu’un Iroquois, on voit bien que vous êtes un roi des sauvages. » — « Je ne suis point un roi, » répondis-je en me hâtant de quitter cette cabane où j’avais trouvé quelques vertus primitives poussant encore faiblement au milieu des vices de la civilisation : le bouquet de romarin que nos chefs décédés emportent avec eux au tombeau prend quelquefois racine sur l’argile même de l’homme, et végète jusque dans la main des morts.

« J’avoue qu’après de telles expériences je fus prêt à renoncer à mes études, à retourner chez Ononthio. En vain je cherchais ta nation et des mœurs, et je ne trouvais ni les secondes ni la première. La nature me semblait renversée ; je ne la découvrais dans la société que comme ces objets dont on voit les images inverties dans les eaux. Génie propice qui arrêtâtes mes pas, qui m’engageâtes à continuer mes recherches, puissiez-vous, en récompense des faveurs que vous m’avez faites, puissiez-vous approcher le plus près du Grand-Esprit ! Sans vous, sans votre conseil, je ne serais pas ce que je suis, je n’aurais pas connu un homme qui m’a réconcilié avec les hommes, et de qui mes cheveux blancs tiennent le peu de sagesse qui les couronne.

« Je marchais le cœur serré, la tête baissée, lorsque la voix de deux esclaves, qui causaient à la porte d’une cabane, me tira de ma rêverie. Mon premier mouvement fut de m’éloigner ; mais, frappé de l’air d’honnêteté des deux esclaves, je me sentis disposé à faire une dernière tentative. Je m’avançai donc, et, m’adressant au plus vieux des serviteurs : « Va, lui dis-je, apprendre à ton maître qu’un guerrier étranger a faim. »

« L’esclave me regarda avec étonnement, mais je ne vis point l’impudence et la bassesse dans ses regards. Sans me répondre, il entra précipitamment dans les cours de la cabane, et, revenant quelques moments après tout hors d’haleine, il me dit : « Seigneur sauvage, mon maître vous prie de lui faire l’honneur d’entrer. » Je suivis aussitôt le bon esclave.

« Nous montons les degrés de marbre qui circulaient autour d’une rampe de bronze. Nous traversons plusieurs huttes où régnait, avec la paix, une demi-lumière, et nous arrivons enfin à une cabane