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coupe de la liberté fut vidée en l’honneur de Chactas.

« Alors les génies des amours dérobèrent la conversation, et la tournèrent sur un sujet trop aimable. Le souvenir de la fille de Lopez remua les secrets de mon sein, et le fit palpiter. Une convive remarqua que si la passion crée des tempêtes, l’âge les vient bientôt calmer, et que l’on recouvre en peu de temps la tranquillité d’âme où l’on était avant d’avoir perdu la paix de l’enfance. Les guerriers applaudirent à cette observation : je répondis :

« — Je ne puis trouver le calme dont on jouit après l’orage, semblable à celui qui a précédé cet orage : le voyageur qui n’est pas parti n’est pas le voyageur revenu ; le bûcher qui n’a point encore été allumé n’est pas le bûcher éteint. L’innocence et la raison sont deux arbres plantés aux extrémités de la vie : à leurs pieds, il est vrai, on trouve également le repos ; mais l’arbre de l’innocence est chargé de parfums, de boutons de fleurs, de jeune verdure ; l’arbre de la raison n’est qu’un vieux chêne séché sur sa tige, dépouillé de son ombrage par la foudre et les vents du ciel. »

« C’était ainsi que nous devisions à ce festin : je t’en ai fait le détail minutieux, car c’est là qu’ayant aperçu les hommes à leur haut point de civilisation, je te les devais peindre avec une scrupuleuse exactitude. Les choses de la société et de la nature, présentées dans leur extrême opposition, te fourniront le moyen de peser, avec le moins d’erreur possible, le bien et le mal des deux états.

Nous étions prêts à quitter les tables, lorsqu’on apporta à notre magicienne un berceau couronné de fleurs : il renfermait un enfant du voisinage qui réclamait, disait la nourrice les présents de naissance. L’ikouessen connaissait les parents du nouveau-né : elle le prit dans ses bras, lui trouva un air malicieux[1], et promit de lui donner un jour des grains de porcelaines[2] pour acheter des colliers[3].


LIVRE SEPTIÈME


« Le lendemain de ce jour si complètement employé, je me résolus de chercher moi-même la nation française, et d’essayer si je ne la rencontrerais pas mieux seul qu’à l’aide d’un conducteur.

« Je sortis sans guide, vers la première moitié du matin. Après avoir parcouru des chemins étroits et tortueux, j’arrivai à un pont où je saluai un roi bienfaisant que portait un cheval de bronze[4]. De là, remontant le cours du fleuve aux eaux blanches, dans lequel les femmes lavaient des tuniques de lin, je parvins à la place du sang[5]. Une grande foule s’y trouvait rassemblée : on me dit qu’on allait attacher une victime à la machine qu’on me montra, et sur laquelle j’aperçus le génie de la mort[6] sous la forme d’un homme.

« Persuadé qu’il s’agissait de l’exécution d’un prisonnier de guerre, je m’assis pour entendre chanter ce prisonnier et pour l’encourager à souffrir les tourments comme un Indien. Je dis à l’un de mes voisins qui paraissait fort touché : « Fils de l’humanité, ce guerrier a-t-il été pris en combattant avec courage, ou bien est-ce un enfant des faibles, que l’homicide Areskoui a saisi dans sa fuite ? »

« Le guerrier me répondit : « Ce n’est point un soldat qui va cesser de vivre ; c’est un chef de la prière, qui, banni de la France pour des opinions religieuses, n’a pu supporter les chagrins de l’exil. Vaincu par le sentiment qui subjugue tous les hommes, il est revenu déguisé dans son pays : le jour, il se tenait caché dans un souterrain ; la nuit il errait autour du champ paternel, à la clarté des astres qui présidèrent à sa naissance. Quelques misérables l’ont reconnu dans ses promenades où il respirait en secret l’air de sa patrie ; ils l’ont dénoncé : la loi le condamne à mort pour avoir rompu son ban. »

« Le guerrier se tut, et je vis un vieillard s’avancer au milieu de la foule. Arrivé aux piliers de sang, ce vieillard dépouilla sa robe, se mit à genoux et adora. Ensuite, mettant un pied assuré sur le premier barreau de l’échelle, et, s’élevant d’échelon en échelon, il semblait monter vers le ciel. Ses cheveux blancs flottaient sur son cou ridé et bruni par l’âge ; on voyait sa vieille poitrine à nu, qui respirait tranquillement sous sa tunique entr’ouverte : il jeta un dernier regard sur la France, et la mort le lia par la cime comme une gerbe moissonnée.

« Je me levai dans le trouble de mes sens, qui ne

  1. Voltaire.
  2. De l’argent
  3. Des livres.
  4. Le pont Neuf et la statue de Henri IV.
  5. La Grève.
  6. Le bourreau.