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« Vers l’heure où l’Indienne chasse avec un rameau les mouches qui bourdonnent autour du berceau de son fils, nous partons ; nous arrivons bientôt au séjour des manitous et des génies[1]. Ononthio nous place sur une estrade élevée.

« Le chef des chefs paraît, couvert de pierreries : il était monté sur un cheval plus blanc qu’un rayon de la lune et plus léger que le vent. Il passe sous des portiques semblables à ceux de nos forêts : cent héros l’accompagnent vêtus comme les anciens guerriers de la France.

« Une barrière tombe : les héros s’avancent ; un char immense et tout d’or les suit. Quatre siècles, quatre saisons, les heures du jour et de la nuit, marchent à côté de ce char. On se livre des combats qui nous ravissent.

« La nuit enveloppe le ciel ; les courses cessent ; mille flambeaux s’allument dans les bosquets. Tout à coup une montagne brillante de clarté s’élève du fond d’un antre obscur ; un génie et sa compagne sont debout sur sa cime : ils en descendent, et couvrent des raretés de la terre et de l’onde une table de cristal. Des femmes éblouissantes de beauté viennent s’asseoir au banquet, et sont servies par des Nymphes et des Amours.

« Un amphithéâtre sort du sein de la terre et étale sur ses gradins des chœurs harmonieux qui font retentir mille instruments. À un signal la scène s’évanouit : quatre riches cabanes, chargées des dons du commerce et des arts, remplacent les premiers prodiges. Ononthio me fait observer les personnages qui distribuent les présents de la munificence royale.

« — Voyez-vous, me dit-il, cette femme si belle, mais d’un port un peu altier[2], qui préside à l’une des quatre cabanes avec le fils d’un roi ? Un nuage est sur son front : c’est un astre qui se retire devant cette autre beauté, au regard plus doux, mais plein d’art, qui tient la seconde cabane avec ce jeune prince[3]. Si le grand-chef avait voulu être heureux parmi les femmes, il n’eût écouté ni l’une ni l’autre de ces beautés, et l’âme la plus tendre ne se consumerait pas aujourd’hui dans une solitude chrétienne[4]. »

« Tandis que j’écoutais ces paroles, je remarquai plusieurs autres femmes que je désignai à Ononthio. Il me répondit :

« Les Grâces mêmes ont arrangé les colliers[5] que cette matrone envoie à sa fille chérie : quant à ces trois autres fleurs qui balancent ensemble leurs tiges, l’une se plaît au bord des ruisseaux[6], l’autre aime à parer le sein des princesses infortunées[7], et la troisième offre ses parfums à l’amitié[8]. Voilà plus loin deux palmiers illustres par leur race ; mais ils n’ont pas la grâce des trois fleurs, et ne sont ornés que de colliers politiques[9]. Chactas, quand ce talent dans les femmes se trouve réuni au génie dans les hommes, c’est ce qui établit la supériorité d’un peuple. Trois fois favorisées du ciel les nations où la Muse prend soin d’aplanir les sentiers de la vie ! les nations chez lesquelles règne assez d’urbanité pour adoucir les mœurs, pas assez pour les corrompre !

« Durant ce discours, la voix de deux hommes se fit entendre derrière nous. Le plus jeune disait au plus âgé : « Je ne m’étonne pas que vous soyez surpris de cette institution de la chambre ardente : nous sommes en tous genres au temps des choses extraordinaires. Si l’on pouvait parler du Masque de fer… » Ici la voix du guerrier devint sourde comme le bruit d’une eau qui tombe sous des racines, au fond d’une vallée pleine de mousse.

« Je tournai la tête, et j’aperçus un guerrier que je connus pour étranger à son vêtement : il portait une coiffure de pourpre. Ononthio, qui vit ma surprise, se hâta de me dire : « Fils de la terre des chasseurs, tu te trouves dans le pays des enchantements. Le guerrier qui nous a interrompus par ses propos est lui-même ici une merveille : c’est un roi[10] venu de la ville de marbre, pour humilier son peuple aux pieds du Soleil des Français. »

« À peine Ononthio s’était exprimé de la sorte, que la terreur saisit toute l’assemblée : le chef des chefs se troubla aux paroles secrètes que lui porta un héraut. Tandis que des cris retentissaient au loin, le silence et l’inquiétude étaient sur toutes les lèvres et sur tous les fronts : un castor qui a entendu des pas au bord de son lac suspend les coups dont il battait le ciment de ses digues, et prête au bruit une oreille alarmée. Après quelques moments, les plaintes s’évanouirent, et le calme revint dans la fête. Je demandai à Ononthio la cause de cet accident ; il hésita avant de répondre. Voici quelles furent ses paroles :

« — C’est une imprudence causée par une troupe de guerriers qui a passé trop près de ce lieu en escortant des bannis. »

« Je répliquai : « Ils ont donc commis des crimes ? À leurs gémissements, je les aurais pris pour des

  1. Fêtes de Louis XIV.
  2. Madame de Montespan.
  3. Madame de Maintenon.
  4. Madame de La Vallière.
  5. Lettre de madame de Sévigné.
  6. Madame Deshoulières.
  7. Madame de La Fayette.
  8. Madame Lambert.
  9. Mémoires de mademoiselle de Montpensier et de Madame, seconde femme du frère de Louis XIV.
  10. Le doge de Gênes.