noter aux colliers[1] ce conseil comme un des meilleurs de la lune dans laquelle on était alors.
De cette assemblée nous nous rendîmes à celle des sachems appelés juges. J’étais triste en songeant à mon aventure, et je rougissais de n’avoir pas plus d’esprit. Arrivé dans une île[2], au milieu d’un grand village, je traversai des huttes obscures et désertes, et je parvins au lieu[3] où résidait le conseil. De vénérables sachems, vêtus de longues robes rouges et noires, écoutaient un orateur qui parlait d’une voix claire et perçante : « Voici, dis-je intérieurement, les vrais sachems ; les autres, je le vois à présent, ne sont que des sorciers, des jongleurs. »
« Je me plaçai dans le rang des spectateurs avec mon guide, et m’adressant à mon voisin : « Vaillant fils de la France, lui dis-je, cet orateur à la voix de cigale parle sans doute pour ou contre la guerre, ce fléau des peuples ? Quelle est, je te supplie de me le dire, l’injustice dont il se plaint avec tant de véhémence ?
L’étranger, me regardant avec un sourire, me répondit : « Mon cher sauvage, il s’agit bien de la guerre ici ! De la guerre, oui, à ce misérable que tu vois, et qui sera sans doute étranglé pour avoir eu la faiblesse de confesser dans les tourments un crime dont il n’y a d’autre preuve que l’aveu arraché à ses douleurs. »
Je conjurai mon conducteur de me ramener à la hutte d’Ononthio, puisqu’on s’amusait partout de ma simplicité.
« Nous retournions en effet chez mon hôte, lorsqu’en passant devant la cabane des prières[4], nous vîmes la foule rassemblée aux portes : mon guide m’apprit qu’il y avait dans cette cabane une fête de la Mort. Je me sentis un violent désir d’entrer dans ce lieu saint : nous y pénétrâmes par une ouverture secrète. On se taisait alors pour écouter un génie dont le souffle animait des trompettes d’airain[5] : ce génie cessa bientôt de murmurer. Les colonnes de l’édifice, enveloppées d’étoffes noires, auraient versé à leurs pieds une obscurité impénétrable si l’éclat de mille torches n’eût dissipé cette obscurité. Au milieu du sanctuaire, que bordaient des chefs de la prière[6] s’élevait le simulacre d’un cercueil. L’autel et les statues des hommes protecteurs de la patrie se cachaient pareillement sous des crêpes funèbres. Ce que le grand village et la cabane du Soleil contenaient de plus puissant et de plus beau était rangé en silence dans les bancs de la nef.
« Tous les regards étaient attachés sur un orateur vêtu de blanc au milieu de ce deuil, et qui, debout, dans une galerie suspendue[7], les yeux fermés, les mains croisées sur sa poitrine, s’apprêtait à commencer un discours : il semblait perdu dans les profondeurs du ciel. Tout à coup ses yeux s’ouvrent, ses mains s’étendent, sa voix, interprète de la mort, remplit les voûtes du temple, comme la voix même du Grand Esprit[8]. Avec quelle joie je m’aperçus que j’entendais parfaitement le chef de la prière ! Il me semblait parler la langue de mon pays, tant les sentiments qu’il exprimait étaient naturels à mon cœur !
« Je m’aurais voulu jeter aux pieds de ce sacrificateur, pour le prier de parler un jour sur ma tombe, afin de réjouir mon esprit dans la contrée des âmes ; mais lorsque je vins à songer à mon peu de vertu, je n’osai demander une telle faveur : le murmure du vent et du torrent est la seule éloquence qui convient au monument d’un sauvage.
« Je ne sortis point de la cabane de la prière sans avoir invoqué le Dieu de la fille de Lopez. Revenu chez Ononthio, je lui fis part des fruits de ma journée ; je lui racontai surtout les paroles de l’orateur de la mort. Il me répondit :
« — Chactas, connais la nature humaine : ce grand homme qui t’a enchanté n’a pu se défendre d’être importuné d’une autre renommée que la sienne : pour quelques mots mal interprétés, il partage maintenant la cour et la ville et persécute un ami[9].
« Tu verras bien d’autres contradictions parmi nous. Mais tu ne serais pas aussi sage que ton père, fils d’Outalissi, si tu nous jugeais d’après ces faiblesses.
« Ainsi me parlait Ononthio, qui avait vécu bien des neiges[10]. Les choses qu’il venait de me dire m’occupèrent dans le silence de ma nuit. Aussitôt que la mère du jour, la fraîche Aurore, eut monté sur l’horizon avec le jeune Soleil, son fils, suspendu à ses épaules dans des langes de pourpre, nous secouâmes de nos paupières les vapeurs du sommeil. Par ordre d’Ononthio, nous jetâmes autour de nous nos plus beaux manteaux de castor, nous couvrîmes nos pieds de mocassines merveilleusement brodées, et nous ombrageâmes de plumes nos cheveux relevés avec art : nous devions accompagner notre hôte à la fête que le grand-chef préparait dans des bois, non loin des bords de la Seine.