Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/43

Cette page a été validée par deux contributeurs.

le guerrier au regard sévère[1] ; il lui présenta un collier[2] de suppliant. Le fils altier de la montagne jeta les yeux sur le collier, et le rendit durement au héros, avec les paroles du refus. Le jeune homme rougit et sortit, en jetant sur la cabane un regard qui me fit frémir, car il me sembla qu’il avait imploré le génie des vengeances[3].

« Je fus distrait de ces pensées par un grand bruit qui se fit à une porte. Entrent aussitôt deux guerriers qui se tenaient en riant sous le bras. Leur taille arrondie annonçait les fils heureux de la joie ; leurs pas étaient un peu chancelants ; leur haleine était encore parfumée des esprits du plus excellent jus de feu[4]. Leurs vêtements flottaient négligés comme au sortir d’un long festin ; leur visage était tout empreint des poudres chères au conseil des sachems[5]. Je ne sais quoi de brave, de populaire, de spirituel, d’insouciant, de libéral jusqu’à la prodigalité, était répandu sur leur personne ; ils avaient l’air de ne rien voir avec un cœur ennemi, de se divertir des hommes, de penser peu aux dieux et de rire de la mort. On les eût pris pour des jumeaux qu’Areskoui[6] aurait eus d’une mortelle après la victoire, ou pour les fils illégitimes de quelque roi fameux ; ils mêlaient à la noblesse des hautes destinées de leur père ce que l’amour et une plus humble condition ont de gracieux et de fortuné[7].

« À peine ces enfants joufflus des vendanges avaient-ils posé un pied mal assuré dans la cabane, que deux autres guerriers coururent se joindre à eux. Un de ces derniers avait reçu en naissant un coup fatal de la main d’un génie, mais c’était l’enfant des bons succès[8] ; l’autre ressemblait parfaitement à un génie sauveur[9]. Je l’avais vu arrêter par le bras le jeune homme qui était sorti de la grande cabane après le refus du guerrier hautain[10].

« Ainsi réunis, ces quatre guerriers allaient parcourant la hutte, réjouissant les cœurs par leurs agréables propos : ils ne dédaignèrent pas de causer avec un sauvage. Les deux frères me demandèrent si les banquets étaient longs et excellents dans mes forêts, et si l’on sommeillait beaucoup d’heures sur la peau d’ours. Je tâchai de faire honneur à mes bois, et de mettre dans ma réponse la gaieté qui respirait sur les lèvres de ces hommes. Un esprit me favorisa, car ils parurent contents et me voulurent montrer eux-mêmes la somptuosité de la hutte du Soleil.

« Nous parcourûmes d’immenses galeries, dont les voûtes étaient habitées par des génies, et dont les murs étaient couverts d’or, d’eau glacée[11] et de merveilleuses peintures. Les guerriers blancs désirèrent savoir ce que je pensais de ces raretés.

« Mes hôtes, répondis-je, je vous dirai la vérité, telle que les manitous me l’inspirent, dans toute la droiture de mon cœur. Vous me semblez très à plaindre et fort misérables ; jamais je n’ai tant regretté la cabane de mon père Outalissi, ce guerrier honoré des nations comme un génie. Ce palais dont vous vous enorgueillissez a-t-il été bâti par l’ordre des esprits ? N’a-t-il coûté ni sueurs ni larmes ? Ses fondements sont-ils jetés dans la sagesse, seul terrain solide ? Il faut une vertu magnifique pour oser habiter la magnificence de ces lieux : le vice serait hideux sous ces dômes. À la pesanteur de l’air que je respire, à je ne sais quoi de glacé dans cet air, à quelque chose de sinistre et de mortel que j’aperçois sous le voile des sourires, il me semble que cette hutte est la hutte de l’esclavage, des soucis, de l’ingratitude et de la mort. N’entendez-vous pas une voix douloureuse qui sort de ces murs comme s’ils étaient l’écho où se viennent répéter les soupirs des peuples ? Ah ! qu’il serait grand ici, le bruit des pleurs, si jamais il commençait à se faire entendre ! Un tel édifice tombé ne serait point rebâti, tandis que ma hutte se peut relever plus belle en moins d’une journée. Qui sait si les colonnes de mes chênes ne verdiront point encore à la porte de ma cabane lorsque les piliers de marbre de ce palais seront prosternés dans la poudre ? »

« C’est ainsi, ô René ! qu’un ignorant sauvage de la Nouvelle-France devisait avec les plus grands hommes de ta vieille patrie, sous le règne du plus grand roi, au milieu des pompes de Versailles. Nous quittâmes les galeries, et nous descendîmes dans les jardins au milieu du fracas des armes.

« Dans ces jardins, malgré les préjugés de ma race, je fus vraiment frappé d’étonnement : la façade entière du palais semblable à une immense ville ; cent degrés de marbre blanc conduisant à des bocages d’orangers ; des eaux jaillissantes au milieu des statues et des parterres ; des grottes, séjour des esprits célestes, des bois où les premiers héros, les plus belles femmes, les esprits les plus divins, erraient en méditant les triples merveilles de la guerre, de l’amour et du génie : tout ce spectacle

  1. Louvois.
  2. Un placet, une lettre.
  3. Le prince Eugène.
  4. Du vin.
  5. Du tabac.
  6. Génie de la guerre.
  7. Les deux Vendôme, petits-fils de Henri IV, par Gabrielle.
  8. Luxembourg.
  9. Villars.
  10. Louvois refusa un régiment au prince Eugène, et celui-ci passa au service de l’empereur.
  11. Des glaces.