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LIVRE SIXIÈME

« La force de mon âme resta longtemps abattue par la tendresse de mes adieux à Lopez. Le génie de la Renommée nous avait devancés : durant tout le voyage, nous reçûmes l’hospitalité dans des huttes que le Soleil avait fait préparer pour nous. Notre simplicité en conclut que ces hommes que nous voyions étaient les esclaves du Soleil ; que ces champs cultivés que nous traversions étaient des pays conquis, labourés par les vaincus pour les vainqueurs, qui sans doute fumaient tranquillement sur leur natte et que nous allions trouver au grand village. Cette idée nous donna un mépris profond pour les peuples qui nous environnaient ; nous brûlions d’arriver à la résidence des vrais Français, ou des guerriers libres.

« Nous fûmes étrangement surpris en entrant au grand village[1] : les chemins[2] étaient sales et étroits ; nous remarquâmes des huttes de commerce[3] et des troupeaux de serfs, comme dans les rues de la France. On nous conduisit chez notre père Ononthio-Frontenac. La cabane était pleine de guerriers qu’Ononthio nous dit être de ses amis. Il nous avertit que nous irions dès le lendemain à un autre village[4], où nous allumerions le feu du conseil avec le chef des chefs. Après avoir pris le repas de l’hospitalité, nous nous retirâmes dans une des chambres de la cabane, où nous dormîmes sur des peaux d’ours.

« Le soleil éclairait les travaux de l’homme civilisé et les loisirs du sauvage lorsque nous partîmes du grand village. Des coursiers couverts de fumée nous traînèrent à la hutte[5] du chef des chefs, en moins de temps qu’un sachem plein d’expérience et l’oracle de sa nation met à juger un différend qui s’élève entre deux mères de famille.

« À travers une foule de gardes, nous fûmes conduits jusqu’au père des Français. Surpris de l’air d’esclavage que je remarquais autour de moi, je disais sans cesse à Ononthio : « Où est donc la nation des guerriers libres ? » Nous trouvâmes le Soleil assis comme un génie, sur je ne sais quoi qu’on appelait un trône, et qui brillait de toutes parts. Il tenait en main un petit bâton avec lequel il jugeait les peuples. Ononthio nous présenta à ce grand chef en disant :

« — Sire, les sujets de Votre Majesté[6]… »

« Je me tournai vers les chefs des Cinq-Nations, et leur expliquai la parole d’Ononthio. Ils me répondirent : « C’est faux ; » et ils s’assirent à terre, les jambes croisées. Alors, m’adressant au premier sachem :

« — Puissant Soleil, lui dis-je, toi dont les bras s’étendent jusqu’au milieu de la terre, Ononthio vient de prononcer une parole qu’un génie ennemi lui aura sans doute inspirée : mais toi qu’Athaënsic[7] n’a pas privé de sens, tu es trop prudent pour te persuader que nous soyons tes esclaves.

« À ces paroles qui sortaient ingénument de mes lèvres, il se fit un mouvement dans la hutte. Je continuai mon discours :

« — Chef des chefs, tu nous as retenus dans la hutte de la servitude par la plus indigne trahison. Si tu étais venu chanter la chanson de paix chez nos vieillards, nous aurions respecté en toi les manitous vengeurs des traités. Cependant la grandeur de notre âme veut que nous t’excusions ; car le souverain Esprit ôte et donne la raison comme il lui plaît, et il n’y a rien de plus insensé et de plus misérable qu’un homme abandonné à lui-même. Enterrons donc la hache dont le manche est teint de sang ; éclaircissons la chaîne d’amitié, et puisse notre union durer autant que la terre et le soleil ! J’ai dit.

« En achevant ces mots, je voulus présenter le calumet de paix au Soleil ; mais sans doute quelque génie frappa ce chef de ses traits invisibles, car la pâleur étendit son bandeau blanc sur son front : on se hâta de nous emmener dans une autre partie de la cabane.

« Là nous fûmes entourés d’une foule curieuse : les jeunes hommes surtout nous souriaient avec complaisance ; plusieurs me serrèrent secrètement la main.

« Trois héros s’approchèrent de nous ; le premier paraissait rassasié de jours, et cependant on

  1. Paris.
  2. Les rues.
  3. Les boutiques.
  4. Versailles.
  5. Château de Versailles.
  6. Louis XIV.
  7. La vengeance.