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« Du village où nous étions, on nous transporta à un autre village où nous fûmes employés aux travaux d’un port : on nous ramena ensuite à notre première demeure. Le mérite de nos souffrances supportées avec humilité monta vers le Grand Esprit : celui que vous appelez le Seigneur plaça ce mérite auprès de nos fautes ; ainsi me l’a conté le prêtre instruit des choses merveilleuses. Comme une veuve indienne, pleine d’équité, met dans ses balances le reste des richesses de son époux et l’objet offert en échange par l’Européen, elle égalise les deux poids dans toute la sincérité de son cœur, ne voulant ni nuire à ses enfants ni à l’étranger qui se confie en elle, de même le Juge suprême pesa l’offense et la réparation : celle-ci l’emporta aux yeux de sa miséricorde. Dans ce moment même je vis venir Lopez, tenant un collier qu’il me montrait de loin en criant : « Vous êtes libre ! » Je m’empresse de déployer le collier ; il était marqué du sceau d’Ononthio-Frontenac, chef du Canada avant Ononthio-Denonville. Les premières branches du collier s’exprimaient ainsi :

« — Le Soleil de la grande nation des Français a désapprouvé la conduite d’Ononthio-Denonville. Le chef de tous les chefs a su que son fils Chactas, qui lui avait renvoyé plusieurs de ses enfants dans le Canada, était retenu dans la hutte de l’esclavage. Ononthio-Denonville est rappelé. Moi, ton père Ononthio-Frontenac, je retourne au Canada ; je t’y ramènerai avec tes compagnons. Hâte-toi de venir me trouver au grand village, où je t’attends pour te présenter au Soleil. Essuie les pleurs de tes yeux : le calumet de paix ne sera plus violé, et la natte du sang sera lavée avec l’eau du fleuve.

« Je fis à haute voix l’explication du collier aux chefs sauvages ; à l’instant même un guerrier détacha nos fers. Aussitôt que nous sentîmes nos pieds dégagés des entraves, nous présentâmes en sacrifice au Grand Esprit un pain de tabac, que nous jetâmes dans la mer, après avoir coupé l’offrande en douze parties.

« Le chef de la prière nous donna l’hospitalité, et nous reçûmes avec de l’or, des vêtements nouveaux faits à la façon de notre pays.

« Dès que l’esprit du jour eut attelé le soleil à son traîneau de flamme, on nous conduisit à la hutte roulante qui devait nous emporter : Lopez et le chef de la prière nous accompagnaient. Longtemps, à la porte de la cabane mobile, je tins serré contre mon cœur le père d’Atala ; je lui disais :

« — Lopez ! faut-il que je vous quitte encore, lorsque vous êtes malheureux ? Suivez votre fils : venez parmi vos Indiens planter votre bienfaisante vie dans le sol de ma cabane. Là, vous ne serez point méprisé parce que vous êtes pauvre : je chasserai pour votre repas, vous serez honoré comme un génie. Si mes prières trouvent votre cœur fermé, si vous craignez de vous exposer aux fatigues d’un long voyage, je resterai avec vous : j’apprendrai les arts des blancs, je vous mettrai par mon travail au-dessus de l’indigence. Qui vous fermera les yeux ? qui cueillera le dernier jour de votre vieillesse ? Souffrez que la main d’un fils vous présente au moins la coupe de la mort : d’autres l’agiteraient peut-être, et vous la feraient boire troublée.

« Sage et indulgent Lopez, vous me répondîtes : « — Vous n’avez jamais été ingrat envers moi : quand vous me quittâtes à Saint-Augustin, vous suiviez le penchant naturel à tous les hommes ; loin de vous rien reprocher, je vous admirai. Dans ce moment vous seriez coupable en demeurant sur ces bords : Dieu a enrichi votre âme des plus beaux dons de l’adversité ; vous devez ces richesses à votre patrie.

Que si je refuse de vous suivre, ne croyez pas que ce soit faute de vous aimer ; mais je serais un trop vieux voyageur. Il faut que chacun accomplisse les ordres de la Providence : vous dormirez auprès des os de vos pères : moi je dois mourir ici. La charité partagera ma dépouille ; les enfants de l’étranger viendront jouer autour de ma tombe, et l’effaceront sous leurs pas. Aucune épouse, aucun fils, aucune sœur, aucune mère, ne s’arrêtera à ma pierre funèbre, visitée seulement du malheureux, et sur laquelle passera le sentier du pèlerin. »

« Et Lopez m’inondait de ses larmes, comme un jardinier arrose l’arbrisseau qu’il a planté. Le chef de la prière voulant prévenir une plus longue faiblesse nous cria : « À quoi pensez-vous ? où est donc votre courage ? » Il me jette dans la hutte roulante, en ferme brusquement la porte, et fait un geste de la main. À ce signal le guide du traîneau pousse ses coursiers, qui s’agitaient dans leurs traits et blanchissaient leur frein d’écume : frappant de leurs seize pieds d’airain le pavé sonore, ils partent, suivis des quatre ailes bruyantes de la cabane mobile, qui roulent avec des étincelles de feu. Les édifices fuient des deux côtés ; nous franchissons des portes qui s’ébranlent à notre passage et bientôt le traîneau, lancé dans une longue carrière, glisse comme une pirogue sur la surface unie d’un fleuve. »