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PRÉFACE


Lorsqu’en 1800 je quittai l’Angleterre pour rentrer en France sous un nom supposé, je n’osais me charger d’un trop gros bagage : je laissai la plupart de mes manuscrits à Londres. Parmi ces manuscrits se trouvait celui des Natchez dont je n’apportais à Paris que René, Atala et quelques descriptions de l’Amérique.

Quatorze années s’écoulèrent avant que les communications avec la Grande-Bretagne se rouvrissent. Je ne songeai guère à mes papiers dans le premier moment de la Restauration ; et d’ailleurs comment les retrouver ? Ils étaient restés enfermés dans une malle, chez une Anglaise qui m’avait loué un petit appartement à Londres. J’avais oublié le nom de cette femme ; le nom de la rue et le numéro de la maison où j’avais demeuré étaient également sortis de ma mémoire.

Sur quelques renseignements vagues et même contradictoires que je fis passer à Londres, MM. de Thuisy eurent la bonté de commencer des recherches ; ils les poursuivirent avec un zèle, une persévérance dont il y a très peu d’exemples : je me plais ici à leur en témoigner publiquement ma reconnaissance.

Ils découvrirent d’abord avec une peine infinie la maison que j’avais habitée dans la partie ouest de Londres. Mais mon hôtesse était morte depuis plusieurs années, et l’on ne savait ce que ses enfants étaient devenus. D’indication en indication, de renseignement en renseignement, MM. de Thuisy, après bien des courses infructueuses, retrouvèrent enfin, dans un village à plusieurs milles de Londres, la famille de mon hôtesse.

Avait-elle gardé la malle d’un émigré, une malle remplie de vieux papiers à peu près indéchiffrables ? N’avait-elle point jeté au feu cet inutile ramas de manuscrits français ?

D’un autre côté, si mon nom, sorti de son obscurité avait attiré dans les journaux de Londres l’attention des enfants de mon ancienne hôtesse, n’auraient-ils point voulu profiter de ces papiers, qui dès lors acquéraient une certaine valeur ?

Rien de tout cela n’était arrivé : les manuscrits avaient été conservés ; la malle n’avait pas même été ouverte. Une religieuse fidélité, dans une famille malheureuse, avait été gardée à un enfant du malheur. J’avais confié avec simplicité le produit des travaux d’une partie de ma vie à la probité d’un dépositaire étranger, et mon trésor m’était rendu avec la même simplicité. Je ne connais rien qui m’ait plus touché dans ma vie que la bonne foi et la loyauté de cette pauvre famille anglaise.

Voici comme je parlais des Natchez dans la Préface de la première édition d’Atala :

« J’étais encore très jeune lorsque je conçus l’idée de faire l’épopée de l’homme de la nature, ou de peindre les mœurs des sauvages, en les liant à quelque événement connu. Après la découverte de l’Amérique, je ne vis pas de sujet plus intéressant, surtout pour des Français, que le massacre de la colonie des Natchez à la Louisiane, en 1727. Toutes les tribus indiennes conspirant, après deux siècles d’oppression, pour rendre la liberté au Nouveau-Monde me parurent offrir un sujet presque aussi heureux que la conquête du Mexique. Je jetai quelques fragments de cet ouvrage sur le papier ; mais je m’aperçus bientôt que je manquais des vraies couleurs, et que, si je voulais faire une image semblable, il fallait, à l’exemple d’Homère, visiter les peuples que je voulais peindre.