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soupir apporté à mon oreille m’apprit que le dieu était un homme.

« Cet homme, de son côté, m’aperçut : la vue de mon vêtement natchez lui fit faire un mouvement de surprise et de frayeur : « Que vois-je ! s’écria-t-il, l’ombre d’un sauvage des Florides, ? Qui es-tu ? Viens-tu chercher Lopez ? — Lopez ! répétai-je en poussant un cri. Je m’approche du père d’Atala ; je crois le reconnaître. Il me regarde avec le même étonnement, la même hésitation ; il me tend à demi les bras ; il me parle de nouveau. C’est sa voix, sa voix même ! Erreur ou vérité, je me précipite dans les bras de mon vieil ami, je le serre sur mon cœur, baigne son visage de mes larmes. Lopez, hors de lui, doutait encore de la réalité. « Je suis Chactas, lui disais-je, Chactas, ce jeune Natchez que vous comblâtes de vos bienfaits à Saint Augustin, et qui vous quitta avec tant d’ingratitude ! » À ces derniers mots, je fus obligé de soutenir le vieillard prêt à s’évanouir ; et pourtant il me pressait encore de ses mains, devenues tremblantes par l’âge et par le chagrin.

« L’effusion de ces premiers transports passée, après avoir ranimé mon ancien hôte, je lui dis : « Lopez, quels semblables et funestes génies président à nos destinées ? quelle infortune t’amène comme moi sur ces bords ? que tu es malheureux dans tes enfants ! Pourras-tu croire que j’ai creusé le tombeau de ta fille, de ta fille qui devait être mon épouse ?

« — Que me dis-tu ? répondit le vieillard.

« — J’ai aimé Atala, m’écriai-je, la fille de cette Floridienne que tu as aimée. » Ici ma voix, étouffée dans mes larmes, s’éteignit. Mille souvenirs m’accablèrent : c’étaient la patrie, l’amour, la liberté, les déserts perdus !

« Lopez, qui me comprenait à peine, me pria de m’expliquer. Je lui fis succinctement le récit de mes aventures. Il en fut touché ; il admira et pleura cette fille qu’il n’avait point connue. Il s’étendit en longs regrets sur le bonheur que nous eussions pu goûter réunis dans une cabane, au fond de quelque solitude.

« — Mais, mon fils, ajouta-t-il, la volonté de Dieu s’est opposée à nos desseins ; c’est à nous de nous soumettre. À peine m’aviez-vous quitté à Saint-Augustin, que des méchants m’accusèrent : des colons puissants à qui j’avais enlevé quelques Indiens esclaves en les rachetant à un prix élevé, se joignirent à mes ennemis. Le gouverneur, qui était au nombre de ces derniers, nous fit saisir moi et ma sœur : on nous transporta à Mexico, où nous comparûmes au tribunal de l’inquisition. Nous fûmes acquittés, mais après plusieurs années de prison, durant lesquelles ma sœur mourut. On me permit alors de retourner à Saint-Augustin. Mes biens avaient été vendus. J’attendis quelque temps dans l’espoir d’obtenir justice : l’iniquité prévalut, je me décidai à abandonner cette terre de persécution.

« Je m’embarquai pour les vieilles Espagnes : comme je mettais le pied au rivage, j’appris que mes ennemis, redoutant mes plaintes, avaient obtenu contre moi un ordre d’exil. Je remontai sur le vaisseau, et je me réfugiai dans la Provence. Le prélat de Marseille m’accueillit avec bonté : ses secours ont soutenu ma vie. J’ai fait autrefois la charité, et maintenant je suis nourri du pain des pauvres. Mais j’approche du moment de la délivrance éternelle, et Dieu, j’espère, me fera part de son froment. »

« Comme Lopez finissait de parler, le guerrier qui surveillait ma servitude revint, et m’ordonna de le suivre. Le sachem espagnol me voulut accompagner ; mais son habit n’était pas celui d’un possesseur de grandes cabanes, et le guide repoussa l’indigne étranger : « Rocher insensible, m’écriai-je, les esprits vengeurs de l’hospitalité violée vous frapperont pour votre dureté. Ce sachem est un suppliant comme moi parmi votre peuple ; il y a plus, c’est un vieillard et un infortuné. Ce n’est pas ainsi que je vous traiterais, si vous veniez dans le pays des chevreuils : je vous présenterais le calumet de paix, je fumerais avec vous, je vous offrirais une peau d’ours et du maïs : le Grand Esprit veut que l’on traite de la sorte les étrangers.

« À ces paroles, le guerrier des cités se prit à rire : j’aurais tiré de ce méchant une vengeance soudaine ; mais, songeant que j’exposais Lopez, j’apaisai le bouillonnement de mon cœur. Lopez, à son tour, dans la crainte de m’attirer quelque mauvais traitement, s’éloigna, promettant de me venir voir. Je regagnai la natte du malheur, sur laquelle sont assis presque tous les hommes.

« Lopez et le Grand Chef de la prière accoururent le lendemain : je formai avec eux et mes compagnons sauvages une petite société libre et vertueuse, au milieu de la servitude et du vice, comme ces cocotiers chargés de fruits et de lait, qui croissent ensemble sur un écueil aride au milieu des flots mexicains. Les autres esclaves assistaient à nos discours : plusieurs commencèrent à régler leurs âmes, qu’ils avaient laissées jusqu’alors dans un affreux abandon. Bientôt, par la patience, par la confession de nos erreurs, par la puissance des prières, nous enchantâmes nos fers. C’est de cette façon, me disait le ministre des chrétiens, que d’anciens esclaves avaient racheté autrefois leur liberté, en répétant à leurs maîtres les compositions d’un homme divin et des chants aimés du ciel.