Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/36

Cette page a été validée par deux contributeurs.

convoitait sa place. Cette place, la première de l’État après celle du Grand Chef, donnait le droit de régence dans la minorité des Soleils. Une troupe de guerriers, appelés Allouez, qui jadis composaient la garde du Soleil, fermait le cortège ; mais ces guerriers, dispersés dans les tribus, n’existaient plus comme un corps distinct et séparé.

Le Grand Chef, accompagné de la foule, s’étant arrêté sur la place publique, Chactas se fit conduire vers lui, en poussant trois cris. Il dit alors au Soleil qu’un Français demandait à être adopté par une des tribus des Natchez. Le Grand Chef répondit : « C’est bien, » et Chactas se retira en poussant trois autres cris un peu différents des premiers. Le frère d’Amélie apprit que l’on traiterait de son adoption dans trois jours.

Il employa ces jours à porter de cabane en cabane les présents d’usage : les uns les reçurent, les autres les refusèrent, selon qu’ils se prononçaient pour ou contre l’adoption de l’étranger. Quand René se présenta chez les parents de Mila, la petite Indienne lui dit : « Tu n’as pas voulu que je fusse ta femme, je ne veux pas être ta sœur ; va-t’en. » La famille accepta les dons que l’enfant était fâchée de refuser.

René offrit à Céluta un voile de mousseline, qu’elle promit, en baissant les yeux, de garder le reste de sa vie : elle voulait dire qu’elle le conserverait pour le jour de son mariage ; mais aucune parole d’amour ne sortait de la bouche du frère d’Amélie. Céluta demanda timidement des nouvelles de la blessure de René ; et Outougamiz, charmé de la valeur du compagnon qu’il s’était choisi, portait avec orgueil la chaîne d’or qui le liait à la destinée de l’homme blanc.

Le jour de l’adoption étant arrivé, elle fut accordée sur la demande de Chactas, malgré l’opposition d’Ondouré. La honte d’une défaite avait changé en haine implacable dans le cœur de cet homme, un sentiment de jalousie. Aussi impudent que perfide, s’osait montrer après son attentat. Les lois, chez les Indiens, ne recherchent point l’homicide : la vengeance de ce crime est abandonnée aux familles ; or, René n’avait point de famille.

Le renouvellement des trêves rendit l’adoption de René plus facile ; mais le prince des ténèbres fit jaillir de cette solennité une nouvelle source de discorde. Au moment où l’adoption fut proclamée à la porte du temple, le jongleur, dévoué à la puissance d’Akansie, et gagné par les présents d’Ondouré, annonça que le serpent sacré avait disparu sur l’autel. La foule se retira consternée : l’adoption du nouveau fils de Chactas fut déclarée désagréable aux génies et de mauvais augure pour la prospérité de la nation.

En ramenant la saison des chasses, l’automne suspendit quelque temps l’effet de ces craintes superstitieuses et de ces machinations infernales. Chactas, quoique aveugle, est désigné maître de la grande chasse du castor, à cause de son expérience et du respect que les peuples lui portaient. Il part avec les jeunes guerriers. René, admis dans la tribu de l’Aigle et accompagné d’Outougamiz, est au nombre des chasseurs. Les pirogues remontent le Meschacebé et entrent dans le lit de l’Ohio. Pendant le cours d’une navigation solitaire, René interroge Chactas sur ses voyages aux pays des blancs et lui demande le récit de ses aventures : le sachem consent à le satisfaire. Assis auprès du frère d’Amélie, à la poupe de la barque indienne, le vieillard raconte son séjour chez Lopez, sa captivité chez les Siminoles, ses amours avec Atala, sa délivrance, sa fuite, l’orage, la rencontre du père Aubry et la mort de la fille de Lopez.

— Après avoir quitté le pieux solitaire et les cendres d’Atala, continua Chactas, je traversai des régions immenses sans savoir où j’allais : tous les chemins étaient bons à ma douleur, et peu m’importait de vivre.

« Un jour, au lever du soleil, je découvris un parti d’Indiens qui m’eut bientôt entouré. Juge, ô René ! de ma surprise en reconnaissant parmi ces guerriers de la nation iroquoise Adario, compagnon des jeux de mon enfance. Il était allé apprendre l’art d’Areskoui[1] chez les belliqueux Canadiens, anciens alliés des Natchez.

« Je m’informai avec empressement des nouvelles de ma mère ; j’appris qu’elle avait succombé à ses chagrins, et que ses amis lui avaient fait les dons du sommeil. Je résolus de suivre l’exemple d’Adario, de me mettre à l’école des combats chez les Cinq-Nations[2]. Mon cœur était animé du désir de mêler la gloire à mes regrets ; je brûlais de confondre les souvenirs de la fille de Lopez avec une action digne de sa mémoire. Déjà je comptais plusieurs neiges et je n’avais fait aucun bien. Si le Grand-Esprit m’eût appelé alors à son tribunal, comment lui aurais-je présenté le collier de ma vie, où je n’avais pas attaché une seule perle ?

« Lorsque nous entrâmes dans les forêts du Canada, l’oiseau de rizière était prêt à partir pour le couchant, et les cygnes arrivaient des régions du Nord. Je fus adopté par une des nations iroquoises. Adario et moi, nous fîmes le serment d’amitié ; notre cri de guerre était le nom d’Atala, de cette vierge tombée dans le lac de la Nuit, comme ces colombes du pays des Agniers, qui se précipitent, au coucher

  1. Génie de la guerre.
  2. Les Iroquois.