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En sortant de la mystique vallée, Geneviève et Catherine entrèrent enfin dans ces régions où commencent les joies du ciel. Ces joies ne sont pas, comme les nôtres, sujette à fatiguer et à rassasier le cœur ; elles nourrissent, au contraire, dans celui qui les goûte une soif insatiable de les goûter encore.

À mesure que les patronnes de la France approchent du séjour de la Divinité, la clarté et la félicité redoublent. Aussitôt qu’elles découvrent les murs de la Jérusalem céleste, elles descendent du char, et se prosternent comme des pèlerines aux champs de la Judée, lorsque, dans la splendeur du midi, Sion se montre tout à coup à leur foi ardente. Geneviève et Catherine se relèvent, et, glissant dans un air qui n’est point un air, mais qu’il faut appeler de ce nom pour se faire comprendre, elles entrent par la porte de l’Orient. Au même instant le bienheureux Las Casas et les martyrs canadiens, Brébœuf et Jogues, se pressent sur les pas de Catherine. Toujours brûlés de charité pour les Indiens, ils ne cessent de veiller à leur salut. Par un effet de la gloire de Dieu, plus ces confesseurs ont souffert de leurs ingrats néophytes, plus ils les chérissent. Las Casas, adressant la parole à la patronne de la France nouvelle :

— Servante du Seigneur, quelque péril menacerait-il nos frères des terres américaines ? La tristesse de votre visage et celle qui respire sur le front de Geneviève me feraient craindre un malheur. Nous avons été occupés à chanter la création du monde, et je n’ai pu descendre aux régions sublunaires.

— Protecteur des cabanes, répondit Catherine, votre bonté ne s’est point en vain alarmée. Satan a déchaîné l’enfer sur l’Amérique : les Français et leurs frères sauvages sont menacés. L’ange gardien du Nouveau-Monde s’est vu forcé de monter vers Uriel pour l’instruire des attentats des esprits pervers. Je viens, chargée de son message avec la vierge de la Seine, supplier Marie d’intercéder auprès du Rédempteur. Prélat, et vous confesseurs de la foi, joignez-vous à nous, implorons la miséricorde divine.

Tandis que la fille des torrents parlait de la sorte, les saints, les anges, les archanges, les séraphins et les chérubins, rassemblés autour d’elle, ressentaient une religieuse douleur. Las Casas et les missionnaires canadiens, tout resplendissants de leurs plaies, se réunissent aux deux illustres femmes. Voici venir le saint roi Louis, la palme à la main, qui se met à la tête des enfants de la France, et dirige les suppliants vers les tabernacles de Marie. Ils s’avancent au milieu des chœurs célestes, à travers les champs qu’habitent à jamais les hommes qui ont pratiqué la vertu.

Les eaux, les arbres, les fleurs de ces champs inconnus n’ont rien qui ressemble aux nôtres, hors les noms : c’est le charme de la verdure, de la solitude, de la fraîcheur de nos bois, et pourtant ce n’est pas cela ; c’est quelque chose qui n’a qu’une existence insaisissable.

Une musique qu’on entend partout, et qui n’est nulle part, ne cesse jamais dans ces lieux : tantôt ce sont des murmures comme ceux d’une harpe éolienne que la faible haleine du zéphyr effleure pendant une nuit de printemps ; tantôt l’oreille d’un mortel croirait ouïr les plaintes d’une harmonie divine, ces vibrations qui n’ont rien de terrestre et qui nagent dans la moyenne région de l’air. Des voix, des modulations brillantes sortent tout à coup du fond des forêts célestes ; puis, dispersés par le souffle des esprits, ces accents semblent avoir expiré. Mais bientôt une mélodie confuse se révèle dans le lointain, et l’on distingue, ou les sons veloutés d’un cor sonné par un ange, ou l’hymne d’un séraphin qui chante les grandeurs de Dieu au bord du fleuve de vie.

Un jour grossier, comme ici-bas, n’éclaire point ces régions ; mais une molle clarté, tombant sans bruit sur les terres mystiques, s’y fond pour ainsi dire comme une neige, s’insinue dans tous les objets, les fait briller de la lumière la plus suave, leur donne à la vue une douceur parfaite. L’éther, si subtil, serait encore trop matériel pour ces lieux : l’air qu’on y respire est l’amour divin lui-même ; cet air est comme une sorte de mélodie visible qui remplit à la fois de splendeur et de concerts toutes les blanches campagnes des âmes.

Les passions, filles du temps, n’entrent point dans l’immortel Éden. Quiconque, apprenant de bonne heure à méditer et à mourir, s’est retiré au tombeau, pur des infirmités du corps, s’envole au séjour de vie. Délivré de ses craintes, de son ignorance, de ses tristesses, cette âme, dans des ravissements infinis, contemple à jamais ce qui est vrai, divin, immuable et au-dessus de l’opinion : toutefois, si elle n’a plus les passions du monde, elle conserve le sentiment de ses tendresses. Serait-il de véritable bonheur sans le souvenir des personnes qui nous furent chères, sans l’espoir de les voir se réunir à nous ? Dieu, source d’amour, a laissé aux prédestinés toute la sensibilité de leur cœur, en ôtant seulement à cette sensibilité ce qu’elle peut avoir de faible : les plus heureux, comme les plus grands saints, sont ceux qui ont le plus aimé.

Ainsi s’écoulent rapidement les siècles des siècles. Les élus existent, pensent et voient tout en Dieu : la félicité dont cette union les remplit est délectable. À la source de la vraie science, ils y puisent