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couvert une laie avec son amant sauvage, excité par l’amour, le monstre hérisse ses soies, creuse la terre avec la double corne de son pied, et, blessant de ses défenses le tronc des hêtres, se cache pour fondre sur son rival : ainsi Ondouré, transporté de jalousie par le récit de la Renommée, cherche et trouve le lieu écarté qui doit lui livrer l’Européen dont les maléfices ont déjà troublé le cœur de Céluta.

Entre la cabane de Chactas et celle d’Outougamiz s’élevait un bocage de smilax qui répandait une ombre noire sur la terre ; les chênes verts dont il était surmonté en augmentaient les ténèbres. Le frère d’Amélie, revenant de prêter le serment de l’amitié, s’était assis auprès d’une source qui coulait parmi ce bois : ainsi que l’Arabe accablé par la chaleur du jour s’arrête au puits du chameau, René s’était reposé sur la mousse qui bordait la fontaine. Soudain un cri perce les airs : c’était ce cri de guerre des sauvages, dont il est impossible de peindre l’horreur, cri que la victime n’entend presque jamais, car elle est frappée de la hache au moment même : tel le boulet suit la lumière ; tel le cri du fils de Pélée retentit aux rives du Simoïs, lorsque le héros, la tête surmontée d’une flamme, s’avança pour sauver le corps de Patrocle : les bataillons se renversèrent, les chevaux effrayés prirent la fuite, et douze des premiers Troyens tombèrent dans l’éternelle nuit.

C’en était fait des jours du frère d’Amélie, si les esprits attachés à ses pas ne l’avaient eux-mêmes sauvé du coup fatal, afin que sa vie prolongée devînt encore plus malheureuse, plus propre à servir les desseins de l’enfer. Docile aux ordres de Satan, la Nuit, toujours cachée dans ces lieux, détourna elle-même la hache, qui, sifflant à l’oreille de René, alla s’enfoncer dans le tronc d’un arbre.

À cette attaque imprévue, René se lève. Furieux d’avoir manqué le but, Ondouré se précipite, le poignard à la main, sur le frère d’Amélie et le blesse au-dessous du sein. Le sang s’élance en jet de pourpre, comme la liqueur de Bacchus jaillit sous le fer dont une troupe de joyeux vignerons a percé un vaste tonneau.

René saisit la main meurtrière, et veut en arracher le poignard ; Ondouré résiste, jette son bras gauche autour du frère d’Amélie, essaye de l’ébranler et de le précipiter à terre. Les deux guerriers se poussent et se repoussent, se dégagent et se reprennent, font mille efforts, l’un pour dominer son adversaire, l’autre pour conserver son avantage. Leurs mains s’entrelacent sur le poignard que celui-ci veut garder, que celui-là veut saisir. Tantôt ils se penchent en arrière, et tâchent par de mutuelles secousses de s’arracher l’arme fatale ; tantôt ils cherchent à s’en rendre maîtres, en la faisant tourner comme le rayon de la roue d’un char, afin de se contraindre à lâcher prise par la douleur. Leurs mains tordues s’ouvrent et changent adroitement de place sur la longueur du poignard ; leur genou droit plie, leur jambe gauche s’étend en arrière, leur corps se penche sur un côté, leurs têtes se touchent, et mêlent leurs chevelures en désordre.

Tout à coup, se redressant, les adversaires s’approchent poitrine contre poitrine, front contre front : leurs bras tendus s’élèvent au-dessus de leurs têtes, et leurs muscles se dessinent comme ceux d’Hercule et d’Antée. Dans cette lutte leur haleine devient courte et bruyante ; ils se couvrent de poussière, de sang et de sueur : de leurs corps meurtris s’élève une fumée, comme cette vapeur d’été que le soir fait sortir d’un champ brûlé par le soleil.

Sur les rivages du Nil ou dans les fleuves des Florides, deux crocodiles se disputent au printemps une femelle brillante : les rivaux s’élancent des bords opposés du fleuve, et se joignent au milieu. De leurs bras, ils se saisissent ; ils ouvrent des gueules effroyables ; leurs dents se heurtent avec un craquement horrible ; leurs écailles se choquent comme les armures de deux guerriers : le sang coule de leurs mâchoires écumantes, et jaillit en gerbes de leurs naseaux brûlants : ils poussent de sourds mugissements, semblables au bruit lointain du tonnerre. Le fleuve, qu’ils frappent de leur queue, mugit autour de leurs flancs comme autour d’un vaisseau battu par la tempête. Tantôt ils s’abîment dans des gouffres sans fond, et continuent leur lutte au voisinage des enfers : un impur limon s’élève sur les eaux ; tantôt ils remontent à la surface des vagues, se chargent avec une furie redoublée, s’enfoncent de nouveau dans les ondes, reparaissent, plongent, reviennent, replongent, et semblent vouloir éterniser leur épouvantable combat : tels se pressent les deux guerriers, tels ils s’étouffent dans leurs bras ; serrés par les nœuds de la colère. Le lierre s’unit moins étroitement à l’ormeau, le serpent au serpent, la jeune sœur au cou d’une sœur chérie, l’enfant altéré à la mamelle de sa mère. La rage des deux guerriers monte à son comble. Le frère d’Amélie combat en silence son rival, qui lui résiste en poussant des cris. René, plus agile, a la bravoure du Français ; Ondouré, plus robuste, a la férocité du sauvage.

L’Éternel n’avait point encore pesé dans ses balances d’or la destinée de ces guerriers ; la victoire demeurait incertaine. Mais enfin le frère d’Amélie rassemble toutes ses forces, porte une main à la gorge du Natchez, soulève ses pieds avec les siens, lui fait perdre à la fois l’air et la terre, le