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portion obscure du crime. Jouet d’Ondouré, dont il recevait les présents, il en avait les vices sans en avoir le génie. Rencontré par le frère d’Amélie à la Nouvelle-Orléans, traité par lui avec hauteur dans une contention passagère, Fébriano nourrissait déjà contre René un sentiment de haine et de jalousie. Le renégat élève ainsi la voix contre le pasteur de l’Évangile :

— Les moines se devraient tenir dans leur couvent ou avec les femmes, et laisser à l’épée le soin de l’épée. Le brave commandant saura bien ce qu’il doit faire, et sa sagesse n’a pas besoin de nos conseils. Les Natchez sont des rebelles, qui refusent de céder leurs terres aux sujets du roi. Qu’on me charge de l’expédition, je réponds d’amener ici enchaînés, et cet insolent Adario, et ce vieux Chactas qui reçoit dans ce moment même un homme dont on ignore la famille et les desseins, un homme qui pourrait n’être que l’envoyé de quelque puissance ennemie.

De bruyants éclats de rire et de longs applaudissements couvrirent ce discours : les habitants de la colonie portaient aux nues l’éloquence de Fébriano. Le père Souël, sans changer de contenance, soutint le mépris des hommes comme il aurait reçu leurs caresses. Mais, indigné de l’affront fait au missionnaire, d’Artaguette rompt le silence qu’il avait gardé jusqu’alors.

À jamais cher à la France, à jamais cher à l’Amérique, qui le vit tomber avec tant de gloire, ce jeune capitaine offrait en lui la loyauté des anciens jours et l’aménité des mœurs du nouvel âge. Placé entre son inclination et son devoir, il était malheureux aux Natchez ; car, avec une âme bien née il n’avait cependant point ce caractère vigoureusement épris du beau, qui nous précipite dans le parti où nous croyons l’apercevoir. D’Artaguette aurait été l’ennemi des extrêmes, s’il avait pu être l’ennemi de quelque chose : il ne blâmait et ne louait rien absolument ; il cherchait à amener tous les hommes à une tolérance mutuelle de leurs faiblesses ; il croyait que les sentiments de nos cœurs et les convenances de notre état se devaient céder tour à tour. C’est ainsi qu’en aimant les sauvages, il se trouva toute sa vie engagé contre eux : tel un fleuve plein d’abondance et de limpidité, mais dont le cours n’est pas assez rapide, tourne à chaque pas dans la plaine ; repoussé par les moindres obstacles, il est sans cesse obligé de remonter contre le penchant de son onde.

— Ornement de notre ancienne patrie dans cette France nouvelle, dit d’Artaguette s’adressant au père Souël, vous n’avez pas besoin d’un défenseur tel que moi. Je supplie le commandant de prendre le temps nécessaire pour peser les ordres qu’il a reçus du gouverneur général ; je le supplie d’accepter le calumet de paix des sauvages. Le vénérable missionnaire, rempli de sagesse et d’expérience, ne peut avoir fait des objections tout à fait indignes d’être examinées. Il ne m’appartient point de juger les deux premiers sachems des Natchez, encore moins ce jeune voyageur qui ne devait guère s’attendre à trouver son nom mêlé à nos débats : il me semble téméraire de hasarder légèrement une opinion sur l’honneur d’un homme, surtout quand cet homme est Français.

La noble simplicité avec laquelle d’Artaguette prononça ce peu de paroles charma le conseil sans le convaincre. On attendait avec inquiétude la décision du commandant. Incapable de la moindre bassesse, plein de probité et d’honneur, Chépar commettait cependant une foule d’injustices qui ne sortaient point de la droiture de son cœur, mais de la faiblesse de sa tête. Il blâma Fébriano d’avoir violé l’ordre et la discipline en parlant avant son supérieur, le capitaine d’Artaguette ; mais il reprocha à celui-ci sa tiédeur et sa modération.

— Ce n’était pas ainsi, s’écria-t-il, qu’on servait à Malplaquet et à Denain, lorsque j’enlevai un drapeau à l’ennemi et que je reçus un coup de feu dans la poitrine. Les Villars auraient été bien étonnés de tous ces beaux discours de la jeunesse actuelle ; les Marlborough, qu’avaient élevés les Turenne, auraient eu bon marché d’une armée d’orateurs et n’auraient pas acheté si cher leurs victoires.

Chépar s’emporta contre les chefs sauvages, soutint qu’Ondouré était le seul Indien attaché aux Français, quel que fût d’ailleurs le dernier discours prononcé par cet Indien, discours que Chépar prenait pour une ruse d’Ondouré. Le commandant menaça de sa surveillance et de sa colère ces Européens sans aveu, qui venaient, disait-il, s’établir au Nouveau-Monde. Mais enfin les ordres du gouverneur de la Louisiane n’étaient pas assez précis pour établir immédiatement la colonie sur les terres des Natchez : Chépar donc consentit à recevoir le calumet de paix et à prolonger les trêves.

C’était ainsi que la fatalité attachée aux pas de René le poursuivait au-delà des mers : à peine avait-il dormi deux fois sous le toit d’un sauvage, que les passions et les préjugés commençaient à se soulever contre lui chez les Français et chez les Indiens. Les esprits des ténèbres profitèrent du malheur du frère d’Amélie pour étendre ce malheur sur tout ce qui environnait la victime : poussant Ondouré à la tentative d’un premier forfait, ils grossirent le germe des divisions.

Lorsqu’un sanglier, la terreur des forêts, a dé-