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duit dans sa cabane de bois d’ilicium, dont les meubles reflétaient l’éclat des essences qui les avaient embaumés. Il le fait asseoir sur la dépouille d’un ours longtemps la terreur du pays des Esquimaux ; lui-même il s’assied à ses côtés en lui disant : « Enfant de l’aurore, les étrangers et les pauvres viennent du Grand-Esprit. »

Céluta, dans la couche de laquelle aucun guerrier n’avait dormi, essaya de continuer son ouvrage ; mais ses yeux ne voyaient plus que des erreurs sans issue dans les méandres de ses broderies.

Il est une coutume parmi ces peuples de la nature, coutume que l’on trouvait autrefois chez les Hellènes : tout guerrier se choisit un ami. Le nœud, une fois formé, est indissoluble il résiste au malheur, et à la prospérité. Chaque homme devient double et vit de deux âmes ; si l’un des deux amis s’éteint, l’autre ne tarde pas à disparaître. Ainsi ces mêmes forêts américaines nourrissent des serpents à deux têtes, dont l’union se fait par le milieu, c’est-à-dire par le cœur : si quelque voyageur écrase l’un des deux chefs de la mystérieuse créature, la partie morte reste attachée à la partie vivante, et bientôt le symbole de l’amitié périt.

Trop jeune encore lorsqu’il perdit son père, le frère de Céluta n’avait point fait le choix d’un ami. Il résolut d’unir sa destinée à celle du fils adoptif de Chactas : il saisit donc la main de l’étranger, et lui dit : « Je veux être ton ami. » René ne comprit point ce mot, mais il répéta dans la langue de son hôte le mot ami. Plein de joie, Outougamiz se lève, prend une flèche, un collier de porcelaine[1] et fait signe à René et à Céluta de le suivre.

Non loin de la cabane habitée on voyait une autre cabane déserte, dans laquelle Outougamiz était né : un ruisseau en baignait le toit tombé et les débris épars. Le jeune Indien y pénètre avec son hôte ; Céluta, comme une femme appelée en témoignage devant un juge, demeure debout à quelque distance du lieu marqué par son frère. Outougamiz, parvenu au milieu des ruines, prend une contenance solennelle ; il donne à tenir à René un bout de la flèche dont l’autre bout repose dans sa main. Élevant la voix et attestant le ciel et la terre :

« Fils de l’étranger, dit-il, je me confie à toi sur mon berceau, et je mourrai sur ta tombe. Nous n’aurons plus qu’une natte pour le jour, qu’une peau d’ours pour la nuit. Dans les batailles, je serai à tes côtés. Si je te survis, je donnerai à manger à ton esprit, et, après plusieurs soleils passés en festins ou en combats, tu me prépareras à ton tour une fête dans le pays des âmes. Les amis de mon pays sont des castors qui bâtissent en commun. Souvent ils frappent leurs tomahawks[2] ensemble ; et quand ils se trouvent ennuyés de la vie, ils se soulagent avec leur poignard.

« Reçois ce collier ; vingt graines rouges marquent le nombre de mes neiges[3] ; les dix-sept graines blanches qui les suivent indiquent les neiges de Céluta, témoin de notre engagement ; neuf graines violettes disent que c’est dans la neuvième lune, ou la lune des chasseurs, que nous nous sommes juré amitié ; trois graines noires succèdent aux graines violettes : elles désignent le nombre des nuits que cette lune a déjà brillé. J’ai dit. »

Outougamiz cessa de parler, et des larmes tombèrent de ses paupières. Comme les premiers rayons du soleil descendent sur une terre fraîchement labourée et humectée de la rosée de la nuit, ainsi l’amitié du jeune Natchez pénétra dans l’âme attendrie de René. À la vivacité du frère de Céluta, au mot d’ami souvent répété, au choix extraordinaire du lieu, René comprit qu’il s’agissait de quelque chose de grand et d’auguste ; il s’écria à son tour : « Quel que soit ce que tu me proposes, homme sauvage, je te jure de l’accomplir ; j’accepte les présents que tu me fais. » Et le frère d’Amélie presse sur son sein le frère de Céluta. Jamais cœur plus calme, jamais cœur plus troublé ne s’étaient approchés l’un de l’autre.

Après ce pacte, les deux amis échangèrent les manitous de l’amitié. Outougamiz donna à René le bois d’un élan, qui, tombant chaque année, chaque année se relève avec une branche de plus, comme l’amitié qui doit s’accroître en vieillissant. René fit présent à Outougamiz d’une chaîne d’or. Le sauvage la saisit d’une main empressée, parla tout bas à la chaîne, car il l’animait de ses sentiments, et la suspendit sur sa poitrine, jurant qu’il ne la quitterait qu’avec la vie : serment trop fidèlement gardé ! Comme un arbre consacré dans une forêt à quelque divinité, et dont les rameaux sont chargés de saintes reliques, mais qui va bientôt tomber sous la cognée du bûcheron, ainsi parut Outougamiz portant à son cou l’offrande de l’amitié.

Les deux amis plongèrent leurs pieds nus dans le ruisseau de la cabane, pour marquer que désormais ils étaient deux pèlerins devant finir l’un avec l’autre leur voyage.

Dans la fontaine qui donnait naissance au ruisseau, Outougamiz puisa une eau pure où Céluta mouilla ses lèvres, afin de se payer de son témoignage et de participer à l’amitié qui venait de naître dans l’âme des deux nouveaux frères.

  1. Sorte de coquillage.
  2. Massues.
  3. Années.