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les jeunes laboureurs ramassent pêle-mêle, dans une corbeille, les fruits dont le jus doit troubler la raison : ainsi les anges du mal jettent ensemble leurs dons enivrants dans le sein d’Ondouré. Jalousie insensée ! l’amour ne pouvait entrer dans le cœur du frère d’Amélie : Céluta aimait seule. Ces passions, de tous côtés non partagées ne promettaient que des malheurs sans ressource et sans terme.

LIVRE TROISIÈME

Le départ de Chactas pour le conseil avait laissé René à la solitude. Il sortait et rentrait dans la cabane, suivait un sentier dans le désert ou regardait le fleuve couler. Un bois de cyprès avait attiré sa vue. Perdu quelque temps dans l’épaisseur des ombres, il se trouva tout à coup auprès de l’habitation de Céluta. Devant la hutte s’élevaient quelques gordonias qui étalaient l’or et l’azur dans leurs feuilles vieillies, la verdure dans leurs jeunes rameaux et la blancheur dans leurs fleurs de neige. Des copalmes se mêlaient à ces arbustes, et des azaléas formaient un buisson de corail à leurs racines.

Conduit par le chemin derrière ce bocage, le frère d’Amélie jeta les yeux dans la cabane, où il aperçut Céluta : ainsi, après son naufrage, le fils de Laërte regardait, à travers les branches de la forêt, Nausicaa, semblable à la tige du palmier de Délos.

La fille des Natchez était assise sur une natte ; elle traçait en fil de pourpre, sur une peau d’orignal, les guerres des Natchez contre les Siminoles. On voyait Chactas au moment d’être brûlé dans le cadre de feu, et délivré par Atala. Profondément occupée, Céluta se penchait sur son ouvrage : ses cheveux, semblables à la fleur d’hyacinthe, se partageaient sur son cou et tombaient des deux côtés de son sein comme un voile. Lorsqu’elle venait à tirer en arrière un long fil, en déployant lentement son bras nu, les Grâces étaient moins charmantes.

Non loin de Céluta, Outougamiz était assis sur des herbes parfumées, sculptant une pagaie. On retrouvait le frère dans la sœur, avec cette différence qu’il y avait dans les traits du premier plus de naïveté, dans les traits de la seconde plus d’innocence. Égale candeur, égale simplicité, sortait de leurs cœurs par leurs bouches : tels sur un même tronc, dans une vallée du Nouveau-Monde, croissent deux érables de sexe différent ; et cependant le chasseur qui les voit du haut de la colline les reconnaît pour frère et sœur à leur air de famille, et au langage que leur fait parler la brise du désert.

Le frère d’Amélie était le chasseur qui contemplait le couple solitaire ; et, bien qu’il ne comprît pas ses paroles, il les écoutait pourtant, car les deux orphelins échangeaient alors de doux propos.

Génie des forêts à la voix naïve, génie accoutumé à ces entretiens ignorés de l’Europe, qui font à la fois pleurer et sourire, refuseriez-vous de murmurer ceux-ci à mon oreille ?

« Je ne veux plus voir dormir les jeunes hommes, disait la fille des Natchez. Mon frère, quand tu dors sur ta natte, ton sommeil est un baume rafraîchissant pour moi : est-ce que les hommes blancs n’ont pas le même repos ? »

Outougamiz répondit : « Ma sœur, demandez cela aux vieillards. »

Céluta repartit : « Il m’a semblé voir le Manitou de la beauté qui ouvrait et fermait tour à tour les lèvres du guerrier blanc, pendant son sommeil, chez Chactas.

— Un esprit, dit Outougamiz, m’est apparu dans mes songes. Je n’ai pu voir son visage, car sa tête était voilée. Cet esprit m’a dit : « Le grand jeune homme blanc porte la moitié de ton « cœur. »

Ainsi parlaient les deux innocentes créatures ; leur tendresse fraternelle enchantait et attristait à la fois le frère d’Amélie. Il fit un mouvement, et Céluta, levant la tête, découvrit l’étranger à travers la feuillée. La pudeur monta au front de la fille des Natchez ; et ses joues se colorèrent : ainsi un lis blanc, dont on a trempé le pied dans la sève purpurine d’une plante américaine, se peint en une seule nuit de la couleur brillante, et étonne au matin l’empire de Flore par sa prodigieuse beauté.

À demi-caché dans les guirlandes du buisson, René contemplait Céluta, qui lui souriait du même air que la divine Io souriait au maître des dieux, lorsqu’on ne voyait que la tête de l’immortel dans la nue. Enfin la fille de Tabamica ouvrit ses lèvres comme celles de la persuasion, et d’une voix dont les inflexions ressemblaient aux accents de la linotte bleue : « Mon frère, voilà le fils de Chactas. »

Outougamiz, le plus léger des chasseurs, se lève, court à l’étranger, le prend par la main, et le con-