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la main en guise de bâton ; ses traits ressemblent parfaitement à ceux du sachem Ondaga, un des plus sages hommes des Natchez. Ainsi transformé, le démon indiscret va frappant de cabane en cabane, racontant le doux penchant de Céluta pour René, et ajoutant toujours quelque circonstance qui éveille la curiosité, la haine, l’envie ou l’amour. La jalouse mère du jeune Soleil, Akansie, pousse un cri de joie à ces bruits semés par la Renommée, car elle espérait qu’ainsi rejeté de Céluta, Ondouré reviendrait peut-être à l’amante qu’il avait dédaignée ; mais le faux vieillard ajoute aussitôt qu’Ondouré est tombé dans le plus violent désespoir, et qu’il menace les jours de l’étranger.

Ces dernières paroles glacent le cœur d’Akansie. La femme infortunée s’écrie : « Sors de ma cabane, ô le plus imprudent des vieillards ! Va continuer ailleurs tes récits insensés. Puissent les sachems faire de toi un exemple mémorable et t’arracher cette langue qui distille le poison ! »

En prononçant ces mots, Akansie, nouvelle Médée, se sent prête à déchirer ses enfants et à plonger un poignard dans le cœur de sa rivale.

La Renommée quitte la Femme Chef, et va chercher Ondouré. Elle le trouva derrière sa cabane, travaillant dans la forêt à la construction d’un canot d’écorce de bouleau ; fragile nacelle destinée à flotter sur le sein des lacs, comme le cygne, dont elle imitait la blancheur et la forme.

La Renommée s’avance vers le guerrier, et examine d’abord en silence son ouvrage. Contempteur de la vieillesse et des lois, Ondouré dit au faux Ondaga, en le regardant d’un air moqueur : « Tu ferais mieux, sachem, d’aller causer avec les autres hommes dont l’âge a affaibli la raison et rendu les pensées semblables à celles des matrones. Tu sais que j’aime peu les cheveux blancs et les longs propos. Éloigne-toi donc, de peur qu’en bâtissant ce canot je ne te fasse sentir, sans le vouloir, la pesanteur de mon bras. Je t’étendrais à terre comme un if qui n’a plus que l’écorce et que le vent traverse dans sa course.

— Mon fils, semblable au terrible Areskoui[1], répondit le rusé vieillard, je ne m’étonne pas des propos odieux que tu viens de tenir à un père de la patrie : la colère doit être dans ton cœur et la vengeance agiter les panaches de ta chevelure. Lorsque la perfide Endaé, plus belle que l’étoile qui ne marche pas[2], rejeta autrefois mes présents pour recevoir ceux de Mengade, mon cœur brûla de la fureur qui possède aujourd’hui le tien. Je méconnus mon père lui-même, et, dans l’égarement de ma raison, je levai mon tomahawk[3] sur celle qui m’avait porté dans son sein et qui m’avait donné un nom parmi les hommes. Mais Athaënsic[4] plongea bientôt ma flèche dans le cœur de mon rival, et Endaé fut le prix de ma victoire. Malgré le poids des neiges[5], ma mémoire a conservé fidèlement le souvenir de cette aventure, comme les colliers[6] gardent les actions des aïeux. Je pardonne à l’imprudence de tes paroles. »

À peine la Renommée achevait ce perfide discours, que le fer dont Ondouré était armé échappe à sa main. Les yeux du sauvage se fixent, une écume sanglante paraît et disparaît sur ses lèvres ; il pâlit, et ses bras roidis s’agitent à ses côtés. Soudain recouvrant ses sens, il bondit comme un torrent du haut d’un roc, et disparaît.

Alors le démon de la Renommée, reprenant sa forme, s’élève triomphant dans les airs : trois fois il remplit de son souffle une trompette dont les sons aigus déchirent les oreilles. En même temps Satan envoie à Ondouré l’Injure et la Vengeance : la première le devance en répandant des calomnies qui, comme une huile empoisonnée, souillent ce qu’elles ont touché ; la seconde le suit, enveloppée dans un manteau de sang. Le prince des ténèbres veut qu’une division éclatante sépare à jamais René et Ondouré, et devienne le premier anneau d’une longue chaîne de malheurs. Cependant Ondouré ne sent pas encore pour Céluta tous les feux d’amour qui le brûleront dans la suite et qui l’exciteront à tous les crimes ; mais son orgueil et son ambition sont à la fois blessés ; il ne respire que vengeance. Il va exhalant son dépit en paroles insultantes.

« Quel est donc ce fils d’étranger qui prétend m’enlever la femme de mon choix ? Lui donne-t-on, comme à moi, la première place dans les festins et la portion la plus honorable de la victime ? Où sont les chevelures des ennemis qu’il a enlevées ? Vile chair blanche qui n’as ni père ni mère, qu’aucune cabane ne réclame ! Lâche guerrier, à qui je ferai porter le jupon d’écorce de la vieille femme, et que je formerai à filer le nerf de chevreuil ! »

Ainsi parlait ce chef, environné d’une légion d’esprits qui remplissaient son âme de mille pensées funestes. Lorsque l’automne a mûri les vergers, on voit des hommes agrestes, montés sur l’arbre cher à la Neustrie, abattre avec de longues perches la pomme vermeille, tandis que les jeunes filles et

  1. Génie de la guerre.
  2. L’étoile polaire.
  3. Massue.
  4. Génie de la vengeance.
  5. Années.
  6. Traites, contrats, lettres, etc.