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qu’y jeta la main de la servitude ! Puissent ces moissons impies, épandues sur la poussière de nos aïeux, ne porter sur leur tige que les semences de la tombe ! »

Ainsi parle Adario. Les guerriers, les matrones, les vieillards mêmes, troublés par sa mâle éloquence, s’agitent comme le blé dans le boisseau bruyant qui le verse à la meule rapide. Ondouré se lève au milieu de l’assemblée.

Le grand-chef des Natchez, bien qu’il fût encore d’une force étonnante, touchait aux dernières limites de la vieillesse : sa plus proche parente, la violente Akansie, était mère du jeune fils qui devait hériter du rang suprême ; ainsi l’avait réglé la loi de l’État. Akansie nourrissait au fond de son cœur une passion criminelle pour Ondouré, un des principaux guerriers de la nation ; mais Ondouré, au lieu de répondre à l’amour d’Akansie, brûlait pour Céluta, dont le cœur commençait à incliner vers l’étranger, hôte du vénérable Chactas.

Dévoré d’ambition et d’amour, ayant contracté tous les vices des blancs, qu’il détestait, mais dont il avait l’adresse de se faire passer pour l’ami, Ondouré avait pris la résolution de se taire dans le conseil, afin de se ménager, comme à son ordinaire, entre les deux partis ; mais son amour pour Céluta et sa jalousie naissante contre René l’entraînèrent à prononcer ces paroles : « Pères de la patrie, qu’attendons-nous ? Le grand Adario ne nous a-t-il pas tracé la route ? Je ne vois ici que le sage Chactas qui puisse s’opposer à la levée de la hache. Mais enfin le vénérable fils d’Outalissi montre un trop grand penchant pour les étrangers. Fallait-il qu’il introduisît encore parmi nous cet hôte dont l’arrivée a été marquée par des signes funestes ? Chactas, cette lumière des peuples, sentira bientôt que sa générosité l’emporte au delà des bornes de la prudence : il sera le premier à renier ce fils adoptif, à le sacrifier, s’il le faut, à la patrie. »

Comme autrefois une bacchante que l’esprit du dieu avait saisie courait échevelée sur les montagnes, qu’elle faisait retentir de ses hurlements, la jalouse mère du jeune Soleil se sent transportée de fureur à ces paroles d’Ondouré : elle y découvre la passion de ce guerrier pour une rivale. Ses joues pâlissent, ses regards lancent des éclairs sur l’homme dont elle est méprisée : tous ses membres sont agités comme dans une fièvre ardente. Elle veut parler, et les mots manquent à ses pensées. Que va-t-elle dire ? que va-t-elle proposer au conseil ? La guerre ou la paix ? Exigera-t-elle la mort ou le bannissement de l’étranger qui augmente l’amour d’Ondouré pour la fille de Tabamica ? Demandera-t-elle, au contraire, l’adoption du nouveau fils de Chactas, afin de désoler, par la présence de René, l’ingrat qui la dédaigne, afin de lui faire éprouver une partie des tourments qu’elle endure ? Ces paroles tombent de ses lèvres décolorées et tremblantes :

« Vieillards insensés ! n’avez-vous point songé au danger de la présence des Européens parmi nous ? Avez-vous des secrets pour rendre le sein des femmes aussi froid que le vôtre ? Lorsque la vierge trompée sera comme le poisson que le filet a jeté palpitant sur le sable aride ; lorsque l’épouse aura trahi l’époux de sa couche ; lorsque la mère, oubliant son fils, suivra éperdue dans les forêts le guerrier qui l’entraîne, vous reconnaîtrez, mais trop tard, votre imprudence. Réveillez-vous de l’assoupissement de vos années ! Oui, il faut du sang aujourd’hui ! La guerre ! il faut du sang ! les manitous l’ordonnent ! un feu dévorant coule dans tous les cœurs. Ne consultez point les entrailles de l’ours sacré ; les vœux, les prières, les autels, sont inutiles à nos maux ! »

Elle dit : sa couronne de plumes et de fleurs tombe de sa tête. Comme un pavot frappé des rayons du soleil se penche vers la terre et laisse échapper de sa tige les gouttes amères du sommeil, ainsi la femme jalouse, dévorée par les feux de l’amour, baisse son front, dont la mort semble épancher des sueurs glacées. La confusion règne dans l’assemblée ; une épaisse fumée, répandue par les esprits du mal, remplit la salle de ténèbres ; on entend les cris des matrones, les mouvements des guerriers, la voix des vieillards. Ainsi, dans un atelier, des ouvriers préparent les laines d’Albion ou de l’Ibérie : ceux-ci battent les toisons poudreuses, ceux-là les transforment en de merveilleux tissus ; plusieurs les plongent dans la pourpre de Tyr ou dans l’azur de l’Hindostan : mais, si quelque main mal assurée vient à répandre sur la flamme la liqueur des cuves brûlantes, une vapeur s’élève avec un sifflement dans les salles, et des clameurs sortent de cette soudaine nuit.

Toutes les espérances se tournaient vers Chactas ; lui seul pouvait rétablir le calme ; il annonce par un signe qu’il va se faire entendre. L’assemblée devient immobile et muette, et l’orateur, qui n’a pas encore parlé, semble déjà faire porter aux passions les chaînes de sa paisible éloquence.

Il se lève : sa tête couronnée de cheveux argentés, un peu balancée par la vieillesse et par d’attendrissants souvenirs, ressemble à l’étoile du soir, qui paraît trembler avant de se plonger dans les flots de l’Océan. Adressant son discours à son ami Adario, Chactas s’exprime de la sorte :

« Mon frère l’Aigle, vos paroles ont l’abondance des grandes eaux, et les cyprès de la savane sont enracinés moins fortement que vous sur les tombeaux de nos pères. Je sais aussi les injustices des