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cheveux de celle du cygne. Quelques soleils éclaircirent les ombres du front de Céluta, mais ne firent point disparaître de sa chevelure la vieillesse de l’adversité.

Lorsque le capitaine d’Artaguette apprit la catastrophe des Natchez, l’assassinat de René et les misères de Céluta, il se sentit frappé au cœur : il était attaché au frère d’Amélie par une noble amitié, il avait nourri en secret une tendre passion pour la femme qui lui conserva la vie, en lui donnant le doux nom de frère. Rappelé à la Nouvelle-Orléans, il pleura avec Adélaïde, Harlay, le grenadier Jacques et sa vieille mère, Outougamiz avait caché la tombe de René ; d’Artaguette fit célébrer un service à la mémoire du frère d’Amélie : il pria Dieu de se souvenir de celui qui avait voulu être oublié.

Cependant des troupes se rassemblaient de toutes parts pour aller châtier les Indiens. Les huit roseaux retirés du temple avaient fait avorter le complot général chez les autres nations conjurées, excepté chez les Yazous, où le père Souël fut massacré. L’armée française arriva au fort Rosalie. Bien que divisés entre eux, les Natchez se défendirent avec courage, et Outougamiz, qui pouvait à peine porter le poids de ses armes, fit admirer de nouveau sa valeur. Mais enfin il fallut céder au torrent, et quitter à jamais la patrie.

Une nuit les Natchez déterrèrent les os de leurs pères, les chargèrent sur leurs épaules, et, mettant au milieu des jeunes guerriers les femmes, les vieillards et les enfants, ils prirent la route du désert sans savoir où ils trouveraient un asile. Le capitaine d’Artaguette se trouvait dans la division des troupes chargées d’attaquer les Chicassaws ; il exécuta devant l’ennemi une retraite où il s’acquit la plus grande gloire, mais où il perdit la vie avec son fidèle grenadier. Comme il ne périt qu’après avoir sauvé l’armée, on crut généralement qu’il avait cherché la mort. Adélaïde et Harlay avaient quitté l’Amérique ; la mère de Jacques s’était éteinte dans sa vieillesse.

Le faible reste des Natchez exilés était déjà loin dans la solitude. Outougamiz expira cinq lunes après avoir quitté la terre de la patrie. On sut alors qu’il avait continué à s’ouvrir les veines toutes les nuits pour rafraîchir l’urne du sang ; son sang s’épuisa avant son amitié. Il montra une joie excessive de mourir, et laissa en héritage (c’était tout son bien) l’urne du sang et le manitou d’or à la fille de René. On l’enterra, comme il avait enseveli son ami, sous un arbre inconnu.

Quelques jours après sa mort, Céluta mit au monde une fille : elle ferma les yeux en la portant à son sein ; et quand elle l’eut allaitée, elle la suspendit à ses épaules. Elle continua d’en agir ainsi dans la suite, de sorte qu’elle ne vit jamais l’enfant qu’elle n’appelait que le fantôme.

Mila, devenue veuve à son tour, portait toujours la fille de René, que Céluta ne voulut plus toucher de peur de la flétrir, après avoir enfanté une autre fille. Céluta ne pressait jamais sur son cœur cette autre fille sans éprouver des convulsions. L’amour maternel demandait des baisers que l’amour conjugal refusait : dans les plaintes de l’innocence Céluta entendait la voix du crime. Quelquefois l’épouse de René était prête à déchirer l’enfant ; un sentiment plus fort, celui de la mère, rendait ses mains impuissantes. Qui pourrait peindre de pareils combats, de tels supplices ?

Mila faisait l’admiration des exilés. A peine orné de dix-sept printemps, elle déployait un courage et une raison extraordinaires. Elle ne vivait que pour Céluta ; elle était devenue la mère de la fille de René. Ses manières vives n’étaient point changées ; mais elle gardait le silence et ne parlait plus que par signes et par sourires.

Les Natchez trouvèrent enfin l’hospitalité chez une nation autrefois alliée de la leur. Un exilé, commençant la danse du suppliant, présenta le calumet des bannis ; il fut accepté. Un enfant apporta en échange une calebasse pleine du jus d’érable et couronnée de fleurs. Alors les tentes de la patrie furent plantées dans la terre étrangère, et les ossements des aïeux déposés à ces nouveaux foyers.

Pour premier bienfait du ciel, la seconde fille de Céluta mourut. Le fantôme se plongea dans la nuit éternelle. Aucune mère n’alla répandre son lait sur le gazon funèbre : Céluta eut encore rempli ce pieux devoir, si elle n’avait craint que le fantôme ne rentrât dans son sein avec le parfum des fleurs. La fille de René avait trouvé une patrie ; la fille d’Ondouré était retournée à la terre : on s’aperçut que Céluta ne se croyait plus obligée de vivre, et l’on devina que Mila ne quitterait pas son amie.

Un soir, lorsque les bannis prenaient leur repas à la porte de leurs tentes, Céluta sortit de la sienne. Elle était vêtue d’une robe de peaux d’oiseaux et de quadrupèdes cousues ensemble, ouvrage ingénieux de Mila : ses cheveux blancs flottaient en boucles sur sa jeune tête ornée d’une couronne de ronces à fleurs bleues ; elle portait dans ses bras la fille de René, et Mila, à moitié nue, suivait sa compagne. Les bannis, étonnés et charmés de les voir, se levèrent, les comblèrent de bénédictions et leur formèrent un cortège. Ils arrivèrent tous ainsi au bord d’une cataracte dont on entendait au loin les mugissements. Cette cataracte, qu’aucun voyageur n’avait visitée, tombait entre deux montagnes dans un abîme. Céluta donna un baiser à sa