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— Femmes, dit Outougamiz, on se bat : je dois mon sang à mon pays, quelque coupable qu’il puisse être. Je laisse entre vos mains ce que j’ai de plus cher au monde : ma femme, qui n’est point morte, comme on l’avait dit, ma sœur, si misérable, et les restes de mon ami. Je reviendrai bientôt. » Il sort, et marche vers le lieu où l’appelait le bruit des armes.

Les femmes enlevèrent Céluta et Mila, qu’elles placèrent dans les bras l’une de l’autre sur un lit de feuillages. Elles laissèrent le corps de René dans la cabane, qu’elles fermèrent. Elles portèrent les deux amies à l’ancienne demeure de Chactas, et leur prodiguèrent les soins les plus tendres : il eût été plus humain de les laisser mourir.

Tous les colons périrent aux Natchez ; dix-sept personnes seulement échappèrent au massacre. Parmi les soldats blessés qui se défendirent et se sauvèrent se trouva le grenadier Jacques. Le fort avait été escaladé dans les ténèbres, et les sentinelles égorgées avant qu’on sût que les Indiens étaient en armes. Par l’imprudence du commandant, la garnison était à peine d’une centaine d’hommes, tout le reste ayant été dispersé dans différents postes le long du fleuve. Chépar, qui n’avait jamais voulu croire à la conjuration, accourut au bruit qui se faisait sur les remparts, et tomba sous la hache d’Adario. Fébriano, qui fut rencontré par Ondouré, reçut la mort de la main de ce sauvage, son corrupteur et son complice. Il n’y eut de résistance chez les Français que dans une maison particulière. Adario, qui commandait l’attaque, y fut tué : il expira plein d’une grande joie ; il crut avoir délivré sa patrie et vengé ses enfants. Les coups de canon entendus d’Outougamiz avaient été tirés en signal de victoire par les Indiens eux-mêmes, après la conquête du fort.

Le frère de Céluta, trouvant que son bras était inutile, retourna à la cabane de René. Il s’assit auprès des restes inanimés du guerrier blanc. D’un air de mystère, il approcha l’œil d’une des blessures de son ami, comme pour voir dans le sein de René. Joignant les mains avec admiration, l’insensé dit quelques mots d’une tendresse passionnée. Il prit ensuite un petit vase de pierre sur une table, recueillit du sang de René, qu’il réchauffa avec le sien, après s’être ouvert une veine. Il trempa le manitou d’or dans le philtre de l’amitié, et il remit la chaîne à son cou.

La rage d’Ondouré était assouvie, mais non sa passion. Sortant d’une épouvantable orgie, enivré de vin, de succès, d’ambition et d’amour, il voulut revoir Céluta. Dans toute la pompe du meurtre et de la débauche, il s’avance au sanctuaire de la douleur ; ses crimes marchaient avec lui, comme les bourreaux accompagnent le condamné. Les bruyants éclats de rire du tuteur du soleil et de ses satellites se faisaient entendre au loin.

Ondouré arrive à la cabane : il avait ordonné à ses amis de se tenir à quelque distance, car il avait ses desseins. Il recule quelques pas lorsque, au lieu de Céluta, il n’aperçoit qu’Outougamiz. Reprenant bientôt son assurance : « Que fais-tu là ? » dit-il à l’Indien.

— Je t’attendais, répondit celui-ci ; j’étais sûr que tu viendrais avec tes enfants célébrer le festin du prisonnier de guerre. Apportes-tu la chaudière du sang ? C’est un excellent mets qu’une chair blanche ! Ne dévore pas tout : je ne te demande que le cœur de mon ami.

— C’est juste, dit l’atroce Ondouré, nous te le réserverons. »

De nouveaux rires accompagnèrent ces paroles.

— Mais, dis-moi, continua le pervers, à qui la vapeur du vin ôtait la prévoyance, où est ta sœur ? Comme elle a été fidèle cette nuit à ce beau guerrier blanc ! Elle a perdu pour moi toute sa haine ; elle m’a pardonné mon amour pour Akansie. Viens, ma charmante colombe ; où es-tu donc ? m’accorderas-tu un second rendez-vous ? » Et Ondouré entra dans la cabane.

Outougamiz se lève, s’appuyant sur un fusil de chasse que lui avait donné René : « Illustre chef, dit-il, changeant tout à coup de langage et de contenance, tous nos ennemis sont-ils morts ?

— En doutes-tu ? s’écria Ondouré.

— Ainsi, dit Outougamiz, la patrie est sauvée ; elle n’a plus besoin de défenseurs ? Tout est-il en sûreté pour l’avenir ? Peux-tu, fameux guerrier, te reposer en paix ?

— Oui, mon cher Outougamiz, répondit le tuteur du soleil, qui n’avait pas ce qu’il fallait pour comprendre à la fois et le danger et la magnanimité de la question, oui, je puis me reposer cent neiges avec ta sœur sur la natte du plaisir. »

Le corps de René séparait Ondouré d’Outougamiz : « La nuit, dit celui-ci, a été fatigante pour toi, Ondouré : va donc à ton repos, puisque ton bras n’est plus nécessaire à la patrie. Je te vais rendre ta hache. »

Outougamiz relève la hache avec laquelle le tuteur du soleil avait frappé René ; elle était restée dans la cabane. Ondouré avance le bras pour la reprendre. « Non, pas comme cela, » dit Outougamiz ; et, levant la hache avec les deux mains, il fend d’un coup la tête du monstre, qui tombe sur le corps de René, sans avoir le temps de proférer un blasphème. Outougamiz sort, couche en joue les satellites d’Ondouré, et leur crie de cette voix de l’homme de bien si foudroyante pour le méchant :