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s’écria Outougamiz, frappé de la voix sépulcrale de sa sœur ; je respire un champ de bataille ; j’ai du sang sous mes pieds. »

« Du sang ! s’écria Mila ; allume donc un flambeau. »

« Fantôme, répond Outougamiz, donne-moi la lumière des morts. »

Outougamiz cherche en tâtonnant le foyer ; il y trouve de la mousse de chêne et deux pierres à feu ; il frappe ces deux pierres l’une contre l’autre : une étincelle tombe sur la mousse, et soudain une flamme s’élève au milieu du foyer. Trois cris horribles s’échappent à la fois du sein de Céluta, de Mila et d’Outougamiz.

La cabane inondée de sang, quelques meubles renversés par les dernières convulsions du cadavre, les animaux domestiques montés sur les sièges et sur les tables pour éviter la souillure de la terre, Céluta assise sur la poitrine de René, et portant les marques de deux crimes qui auraient fait rebrousser l’astre du jour ; Mila debout, les yeux à moitié sortis de leur orbite ; Outougamiz le front sillonné comme par la foudre, voilà ce qui se présentait aux regards !

Mila rompt la première le silence ; elle se précipite sur le cadavre de René, le serre dans ses bras, le presse de ses lèvres.

« C’en est donc fait ! s’écrie-t-elle. O mon libérateur, faut-il que je te revoie ainsi ! Lâches amis, cœurs pusillanimes, c’est vous qui l’avez assassiné par vos indignes soupçons, par vos irrésolutions éternelles ! Félicite-toi, Outougamiz, d’avoir bien gardé ton secret. Mais à présent ranime donc ce cœur qui palpitait pour toi d’une amitié si sainte ! Oh ! tu es un sublime guerrier ! Je reconnais ta vertu ; mais ne m’approche jamais : je préférerais à tes embrassements ceux du monstre dont tu vois l’œuvre dans cette cabane. »

Le désespoir ôtait la raison à la jeune Indienne, d’abord amante et ensuite amie de René. Outougamiz l’écoutait, muet comme la pierre du sépulcre, puis, tout à coup : « Hors d’ici, fantôme exécrable, ombre sinistre, ombre affamée qui veut dévorer mon ami ! »

« Ton ami ! dit Mila en relevant la tête : tu oses te dire l’ami de René ! ne devrais-tu pas plutôt, comme cette femme sans amour, évanouie maintenant sur cette dépouille sanglante, ne devrais-tu pas supplier la terre de t’engloutir ? Moi seule j’ai aimé René ! En vain tu feins de me croire un fantôme : j’existe, je sors de la caverne où m’avaient plongée les scélérats dont j’allais révéler les desseins. As-tu pu jamais croire que tu étais obligé au secret ? As-tu pu te figurer que la liberté serait le fruit du crime ? »

Ici Céluta parut revenir à la vie, elle ouvrit les yeux et se souleva ; ses idées se débrouillèrent : elle se ressouvient de ses malheurs ; elle reconnaît Mila et Outougamiz ; elle reconnaît la dépouille mortelle du plus infortuné des hommes. La douleur lui rend les forces ; elle se lève, elle s’écrie : « C’est moi qui l’ai assassiné ! »

« Oui, c’est toi ! » s’écrie à son tour Mila, devenue cruelle par le désespoir.

« René, dit Céluta du ton le plus passionné, parlant au cadavre de son époux, je te voulais dire avant de mourir que mon âme t’adorait comme elle adore le Grand-Esprit ; que ta lettre n’avait rien changé au fond de mon cœur ; que je te révérais comme la lumière du matin ; que je te croyais aussi innocent que l’enfant qui n’a fait encore que sourire à sa mère. »

« Pourquoi donc, dit Mila, as-tu gardé le secret ? Que n’en instruisais-tu les Français, puisque tu ne pouvais l’apprendre à ton mari absent ? »

Mila pousse des sanglots, et ses larmes descendent à flots pressés comme la pluie de l’orage.

Le frère de Céluta, s’approchant alors avec respect du corps de son ami : « Mila dit que tu n’étais pas coupable : quel bonheur ! Tu as donc pu mourir. »

Malgré son désespoir, Mila comprit ce mot, et tendit une main désarmée au jeune sauvage.

Outougamiz continuant : « Je leur avais bien dit que je n’aimais point, que j’étais un mauvais ami, que je te tuerais. Je suis pourtant sorti du lac souterrain pour te sauver ; j’ai couru de toutes parts ; des guerriers qui prétendaient t’avoir vu m’ont égaré : je suis simple, on me trompe toujours. Tu es mort seul, je mourrai aussi, mais il faut auparavant… J’attendrai pourtant que la patrie n’ait plus besoin de lui, car il faudra maintenant défendre la patrie. »

Dans ce moment Céluta fut saisie de convulsions. Un ruisseau de sueur glacée sillonne son front : elle cherche à s’étrangler, se roule d’un côté sur l’autre, pousse des espèces de mugissements. Outougamiz et Mila volent à son secours. Céluta les regarde, et leur dit en pressant ses flancs : « Le savez-vous ? la mort m’a-t-elle fait violence ? » Mila jette un cri : elle a deviné ! Outougamiz, qui n’a pas compris, veut parler encore : « Tu ne sais rien, lui dit Mila en l’interrompant, le cadavre de ton ami est un spectacle délicieux auprès de ce que j’entrevois ! »

Le jour commençait à poindre ; le canon se fait entendre du côté du fort Rosalie ; les parentes de Chactas arrivent à la cabane de René ; elles venaient féliciter Céluta de l’absence de son mari : elles rencontrent cette scène épouvantable.