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paisiblement vers le pays des Natchez. À mesure qu’il marchait, il se trouvait moins triste ; ses noirs chagrins paraissaient se dissiper ; il touchait au moment de revoir sa femme et sa fille, objets charmants qui n’avaient contre eux que le malheur dont le frère d’Amélie avait été frappé. René se reprochait sa lettre ; il se reprochait cette sorte d’indifférence qu’un chagrin dévorant avait laissée au fond de son cœur : démentant son caractère, il se laissait aller peu à peu aux sentiments les plus tendres et les plus affectueux ; retour au calme qui ressemblait à ce soulagement que le mourant éprouve avant d’expirer. Céluta était si belle ! Elle avait tant aimé René ! elle avait tant souffert pour lui ! Outougamiz, Chactas, d’Artaguette, Mila, attendaient René. Il allait retrouver cette petite société supérieure à tout ce qui existait sur la terre ; il allait élever sur ses genoux cette seconde Amélie qui aurait les charmes de la première, sans en avoir le malheur.

Ces idées, si différentes de celles qu’il nourrissait habituellement, amenèrent René jusqu’à la vue des bois des Natchez ; il sentit quelque chose d’extraordinaire en découvrant ces bois. Il en vit sortir une fumée qu’il prit pour celle de ses foyers ; il était encore assez loin et il précipita sa marche. Le soleil se coucha dans les nuages d’une tempête, et la nuit la plus obscure (celle même du massacre) couvrit la terre.

René fit un long détour afin d’arriver chez lui par la vallée. La rivière qui coulait dans cette vallée ayant grossi, il eut quelque peine à la traverser ; deux heures furent ainsi perdues dans une nuit dont chaque minute était un siècle. Comme il commençait à gravir la colline sur le penchant de laquelle était bâtie sa cabane, un homme s’approcha de lui dans les ténèbres pour le reconnaître, et disparut.

Le frère d’Amélie n’était plus qu’à la distance d’un trait d’arc de la demeure qu’il s’était bâtie : une faible clarté s’échappant par la porte ouverte en dessinait le cadre au dehors sur l’obscurité du gazon. Aucun bruit ne sortait du toit solitaire. René hésitait maintenant à entrer ; il s’arrêtait à chaque demi-pas ; il ne savait pourquoi il était tenté de retourner en arrière, de s’enfoncer dans les bois et d’attendre le retour de l’aurore. René n’était plus le maître de ses actions : une force irrésistible le soumettait aux décrets de la Providence : poussé presque malgré lui jusqu’au seuil qu’il redoutait de franchir, il jette un regard dans la cabane.

Céluta, la tête baissée dans son sein, les cheveux pendants et rabattus sur son front, était à genoux, les mains croisées, les bras levés dans le mouvement de la prière la plus humble et la plus passionnée. Un maigre flambeau, dont la mèche allongée par la durée de la veille obscurcissait la clarté, brûlait dans un coin du foyer. Le chien favori de René, étendu sur la pierre de ce foyer, aperçut son maître et donna un signe de joie ; mais il ne se leva point, comme s’il eût craint de hâter un moment fatal. Suspendue dans son berceau à l’une des solives sculptées de la cabane, la fille de René poussait de temps en temps une petite plainte, que Céluta, absorbée dans sa douleur, n’entendait pas.

René, arrêté sur le seuil, contemple en silence ce triste et touchant spectacle ; il devine que ces vœux adressés au ciel sont offerts pour lui : son cœur s’ouvre à la plus tendre reconnaissance ; ses yeux, dans lesquels un brûlant chagrin avait depuis longtemps séché les larmes, laissent échapper un torrent de pleurs délicieux. Il s’écrie : « Céluta ; ma Céluta ! » et il vole à l’infortunée, qu’il relève, qu’il presse avec ardeur. Céluta veut parler, l’amour, la terreur, le désespoir, lui ferment la bouche ; elle fait de violents efforts pour trouver des accents ; ses bras s’agitent, ses lèvres tremblent ; enfin un cri aigu sort de sa poitrine, et lui rendant la voix : « Sauvez-le, sauvez-le ! Esprits secourables, emportez-le dans votre demeure ! »

Céluta jette ses bras autour de son époux, l’enveloppe, et semble vouloir le faire entrer dans son sein pour l’y cacher.

René prodigue à son épouse des caresses inaccoutumées. « Qu’as-tu, ma Céluta ? lui disait- il ; rassure-toi. Je viens te protéger et te défendre. »

Céluta, regardant vers la porte, s’écrie : « Les voilà ! les voilà ! » Elle se place devant René pour le couvrir de son corps : « Barbares, vous n’arriverez à lui qu’à travers mon sein. »

— Ma Céluta, dit René, il n’y a personne : qui te peut troubler ainsi ? »

Céluta frappant la terre de ses pieds : « Fuis ! tu es mort ! Non, viens ; cache-toi sous les peaux de ma couche ; prends des vêtements de femme. » L’épouse désolée, arrachant ses voiles, en veut couvrir son époux.

— Céluta, disait celui-ci, reprends ta raison ; aucun péril ne me menace.

— Aucun péril ! dit Céluta l’interrompant. N’est-ce pas moi qui te tue ? n’est-ce pas moi qui hâte ta mort ? n’est-ce pas moi qui en ai fixé le jour en dérobant les roseaux ? Un secret… Ô ma patrie !

— Un secret ? repartit René.

— Je ne te l’ai pas dit ! s’écrie Céluta. Oh ! ne perds pas ce seul moment laissé à ton existence ! Fuyons tous deux ; viens te précipiter avec moi dans le fleuve !