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elle croyait ouïr des voix lointaines, tantôt il lui semblait entendre des pas précipités. Mais n’est-ce point en effet des pas qui font retentir le sentier désert ? ils approchent rapidement. Céluta ne peut plus se tromper : elle se veut lever, les forces lui manquent ; elle reste enchaînée sur sa natte, le front couvert de sueur. Un homme paraît sur le seuil de la porte : ce n’est pas René ! c’est le bon grenadier de la Nouvelle-Orléans, le fils de la vieille hôtesse de Céluta, le soldat du capitaine d’Artaguette.

Il apportait un billet écrit du poste des Yasous par son capitaine. Quel bonheur, quel soulagement, dans la crainte et l’attente d’une grande catastrophe, de voir entrer un ami, au lieu de la victime ou de l’ennemi que l’on attendait ! Céluta retrouve ses forces, se lève, court les bras ouverts au grenadier, mais tout à coup elle se souvient du péril général ; René n’est pas le seul Français menacé, tous les blancs sont sous le poignard ; un moment encore, et Jacques peut être égorgé. « Fils de ma vieille mère de la chair blanche, s’écrie-t-elle, celui que vous cherchez n’est pas ici ; retournez vite sur vos pas, vous n’êtes pas en sûreté dans cette cabane ; au nom du Grand Esprit, retirez-vous. »

Le grenadier n’entendait point ce qu’elle disait ; il lui montrait le billet, qui n’était point pour René, mais pour elle-même. Céluta ne pouvait lire ce billet. Jacques et Céluta faisaient des gestes multipliés, tâchaient de se faire comprendre l’un de l’autre sans y pouvoir réussir. Dans ce moment un sablier qui appartenait à René, et avec lequel l’Indienne avait appris à diviser le temps, laisse échapper le dernier grain de sable qui annonçait l’heure expirée. Céluta voit tomber dans l’éternité la minute fatale : elle jette un cri, arrache le billet de la main de Jacques et pousse le soldat hors de sa cabane. Celui-ci ayant rempli son message et ne se pouvant expliquer les manières extraordinaires de Céluta, court à travers les bois, afin de gagner le fort Rosalie avant le lever du jour.

Que contenait le billet du capitaine ? On l’a toujours ignoré. À force de regarder la lettre, de se souvenir des paroles et des gestes du soldat, qui n’avait pas l’air triste, Céluta laisse pénétrer dans son cœur un rayon d’espérance ; pâle crépuscule bientôt éteint dans cette sombre nuit.

Maintenant chaque minute aux Natchez appartenait à la mort : quelques heures de plus d’absence, et René était à l’abri de la catastrophe, déjà commencée peut-être pour ses compatriotes. Ah ! si Céluta, aux dépens de sa vie, eût pu précipiter la fuite du temps ! Un bruit se fait entendre : sont-ce les meurtriers qui viennent chercher René dans sa cabane ? Ils ne l’y trouveront pas ! Serait-ce le frère d’Amélie lui-même ? Céluta s’élance à la porte : ô prodige ! Mila ! Mila échevelée, pâle, amaigrie, recouverte de lambeaux comme si elle sortait du sépulcre, et charmante encore ! Céluta recule au fond de la cabane ; elle s’écrie : « Ombre de ma sœur, me viens-tu chercher ? le moment fatal est-il arrivé ?

— Je ne suis point un fantôme, répondit Mila, déjà tombée dans le sein de son amie ; je suis ta petite Mila.

Et les deux sœurs entrelaçaient leurs bras, mêlaient leurs pleurs, confondaient leurs âmes. Mila dit rapidement :

— Après la découverte du secret, Ondouré me fit enlever. Ils m’ont enfermée dans une caverne et m’ont fait souffrir toutes sortes de maux ; mais je me suis ri des Allouez : cette nuit, je ne sais pourquoi, mes geôliers se sont éloignés de moi un moment : ils étaient armés, et ils sont allés parler à d’autres guerriers sous des arbres. Moi, qui cherchais toujours les moyens de me sauver, j’ai suivi ces méchants. Je me suis glissée derrière eux : une fois échappée, ils auraient plutôt attrapé l’oiseau dans la nue que Mila dans le bois. J’accours. Où est Outougamiz ? Le guerrier blanc est-il arrivé ? Lui as-tu dit le secret, comme je le lui vais dire ? Il y a encore huit nuits avant la catastrophe, si ce beau jongleur amoureux m’a dit vrai sur le nombre des roseaux.

— Oh, Mila ! s’écrie Céluta, je suis la plus coupable, la plus infortunée des créatures ! J’ai avancé la mort de René ; j’ai dérobé huit roseaux ; c’est à l’heure même où je te parle que le coup est porté.

— Tu as fait cela ! dit Mila ; je ne t’aurais pas crue si courageuse ! René est-il arrivé ?

— Non, repartit Céluta.

— Eh bien, dit Mila, que te reproches-tu ? Tu as sauvé mon libérateur ; tu n’as plus que quelques heures à attendre. Mais que fais-tu ? que fait Outougamiz pendant ces heures ? Tu commences toujours bien, Céluta et tu finis toujours mal. Crois-tu que tu sauveras René en te contentant de pleurer sur ta natte ! Je ne sais point demeurer ainsi tranquille ; je ne sais point sacrifier mes sentiments ; je ne sais point douter de la vertu de mes amis, les soupçonner, m’attendrir sur une patrie impitoyable, et garder le secret des assassins. Méchants, vous m’avez laissée échapper de mon tombeau, je viens révéler vos iniquités ! je viens sauver mon libérateur, s’il n’est point encore tombé entre vos mains ! « Nous perdons des moments irréparables. »

Depuis le jour où René avait rencontré l’Indienne qui lui enseigna sa route, il s’était avancé