Page:Chateaubriand - Les Natchez, 1872.djvu/174

Cette page a été validée par deux contributeurs.

conseil. Chépar, furieux, ordonna d’appliquer l’esclave à la torture, ce qui fut sur-le-champ exécuté. L’Africain brava les tourments avec une constance héroïque, continuant ses moqueries au milieu des douleurs, et ne laissant pas échapper un mot qui pût compromettre le secret des sauvages. On le retira de la gêne pour le réserver au gibet. Alors il se mit à chanter Izéphar, à rire, à tourner sur lui-même, à frapper des mains, à gambader malgré le disloquement de ses membres, et tout à coup il tomba mort : il s’était étouffé avec sa langue, genre de suicide connu de plusieurs peuplades africaines. Mélange de force et de légèreté, le caractère d’Imley ne se démentit pas un moment : ce noir n’aima que l’amour et la liberté, et il traita l’un et l’autre avec la même insouciance que la mort et la vie.

Le commandant regarda l’aventure d’Imley comme celle d’un esclave fugitif, qui n’avait aucun rapport avec les desseins qu’on supposait aux sauvages. Il traita les missionnaires de poltrons ; il accusa les colons de répandre inconsidérément des alarmes aussitôt qu’ils perdaient un nègre. Poussé par Febriano, vendu aux intérêts d’Ondouré, mais qui ignorait le complot, Chépar s’emporta jusqu’à faire mettre aux fers des habitants qui demandaient à s’armer et parlaient de se retrancher sur les concessions. Il refusait de croire à une conjuration qui s’achevait en ce moment même sous ses pas, dans le sein de la terre.

Les jeunes guerriers, après avoir quitté les jeux, s’étaient armés. Le sachem d’ordre avait reparu : heurtant doucement dans les ténèbres à la porte de chaque cabane, il avait dit :

« Que les jeunes guerriers se rendent par des chemins divers au lac souterrain ; ils y trouveront les sachems ; que les femmes, après le départ des guerriers, s’enferment dans leurs cabanes ; qu’elles y veillent en silence et sans lumière. »

Aussitôt les jeunes guerriers se glissent à travers les ténèbres jusqu’au lieu du rendez-vous. Les portes des huttes se referment sur les femmes et sur les enfants ; les lumières s’éteignent : tous les sauvages quittent le désert, hors quelques sentinelles placées çà et là derrière les arbres. Outougamiz, avec le reste de sa tribu, descendit au lac souterrain.

A l’orient du grand village des Natchez, dans la même cyprière où s’élevait le temple d’Athaensic, s’ouvre perpendiculairement, comme le soupirail d’une mine, une caverne profonde. On n’y peut pénétrer qu’à l’aide d’une échelle et d’un flambeau. A la profondeur de cent pieds se trouve une grève qui borde un lac. Sur ce lac, semblable à celui de l’empire des ombres, quelques sauvages, pourvus de torches et de fanaux, eurent un jour l’audace de s’embarquer. Autour du gouffre ils n’aperçurent que des rochers stériles hérissant des côtes ténébreuses ou suspendues en voûtes au-dessus de l’abîme. Des bruits lamentables, d’effrayantes clameurs, d’affreux rugissements, assourdissaient les navigateurs à mesure qu’ils s’enfonçaient dans ces solitudes d’eau et de nuit. Entraînés par un courant rapide et tumultueux, ce ne fut qu’après de longs efforts que ces audacieux mortels parvinrent à regagner le rivage, épouvantant de leurs récits quiconque serait tenté d’imiter leur exemple.

Tel était le lieu que les conjurés avaient fixé pour celui de leur assemblée. C’était de cette demeure souterraine que la liberté du Nouveau-Monde devait s’élancer, qu’elle devait rappeler à la lumière du jour ces peuples ensevelis par les Européens dans les entrailles de la terre. Déjà les jeunes guerriers étaient réunis et attendaient la révélation du mystère que les sachems leur avaient promise.

Au bord du lac était un grand fragment de rocher ; les jongleurs l’avaient transformé en autel. On y voyait, à la lueur d’une torche, trois hideux marmousets de tailles inégales. Celui du centre, Manitou de la liberté, surpassait les autres de toute la tête ; dans ses traits, grossièrement sculptés, on reconnaissait le symbole d’une indépendance rude, ennemie du joug des lois, impatiente même des chaînes de la nature. Les deux autres figures représentaient, l’une les chairs rouges, l’autre les chairs blanches. Un feu d’ossements brûlait devant ces idoles en jetant une lumière enfumée et une odeur pénétrante. Du sang humain, des poisons exprimés de divers serpents, des herbes vénéneuses, cueillies avec des paroles cabalistiques, remplissaient un vase de cyprès. Un vent nocturne se leva sur le lac, dont les flots montèrent aux voûtes de l’abîme : la tempête dans les flancs de la terre, les idoles menaçantes, le bassin de sang, le feu mortuaire, les prêtres agitant des vipères avec des évocations épouvantables, la foule des sauvages, dans leurs habillements bizarres et divers, toute cette scène, entourée par les masses des rochers souterrains, donnait une idée du Tartare.

Soudain un des jongleurs, les bras tendus vers le lac, s’écrie : « Divinité de la vengeance, est-ce toi qui sors de l’abîme avec cet orage ? Oui, tu viens : reçois nos vœux ! »

Le jongleur lance une vipère dans les flots ; un autre prêtre répand le bassin de sang sur le feu : une triple nuit s’étend sous les voûtes.

Quelques minutes s’écoulent dans l’obscurité, puis tout à coup une vive clarté illumine les vagues orageuses et les rochers fantastiques. Les idoles