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blanc qui dormait la face tournée vers les étoiles, un bras jeté sur sa tête. L’Indienne se glisse à genoux jusqu’au chevet de l’étranger qu’elle prenait pour une divinité propice. Quelques insectes voltigeant autour du front de René, elle les chassait doucement, dans la crainte de réveiller l’esprit et dans la crainte aussi d’éloigner l’âme de l’enfant, qui pouvait errer autour du bon génie. La rosée descendait avec abondance : la mère étendit son voile sur ses deux bras, et le soutint ainsi au-dessus de la tête de René : « Tu réchauffes mon enfant, disait-elle en elle-même, il est juste que je te fasse un abri. »

Quelques sons confus et bientôt quelques paroles distinctes échappent aux lèvres du frère d’Amélie ; il rêvait de sa sœur : les mots qu’il laissait tomber étaient tour à tour prononcés dans sa langue maternelle et dans la langue des sauvages. L’Indienne voulut profiter de cet oracle ; elle répondait à René à mesure qu’il murmurait quelque chose. Il s’établit entre elle et lui un dialogue :

« Pourquoi m’as-tu quitté ? » dit René en natchez.

« Qui ? » demanda l’Indienne.

René ne répondit point.

« Je l’aime, » dit le frère d’Amélie un moment après.

« Qui ? » dit encore l’Indienne.

« La mort, » repartit René en français.

Après un assez long silence, René dit : « Est-ce là le corps que je portais ? » Et il ajouta d’une voix plus élevée : « Les voici tous : Amélie, Céluta, Mila, Outougamiz, Chactas, d’Artaguette ! »

René poussa un soupir, se tourna du côté du cœur et ne parla plus. Le bruit que l’Indienne fit malgré elle, en se voulant retirer, réveilla le frère d’Amélie. Il fut d’abord étonné de voir une femme à ses côtés, mais il comprit bientôt que c’était la mère de l’enfant dont il foulait le tombeau. Il lui imposa les mains, poussa les trois cris de douleur, et lui dit : « Pardonne-moi, j’ai mangé une partie de la nourriture de ton fils ; mais j’étais voyageur, et j’avais faim ; ton fils m’a donné l’hospitalité. »

« Et moi, dit l’Indienne, je croyais que tu étais un génie, et je t’ai interrogé pendant ton sommeil. »

« Que t’ai-je dit ? » demanda René. « Rien, » repartit l’Indienne.

René s’était égaré : il s’enquit du chemin qu’il devait suivre : « Tu tournes le dos aux Natchez, répondit la femme sauvage ; en continuant à marcher vers le nord, tu n’y arriveras jamais ! » Destinée de l’homme ! si René n’eût point rencontré cette femme, il se fût éloigné de plus en plus du lieu fatal. L’Indienne lui montra sa route, et le quitta après lui avoir recommandé l’enfant qu’elle avait perdu.

Il se leva enfin le jour qui devait être suivi d’une nuit si funeste ! Céluta et son frère le passèrent à parcourir les bois, toujours dans la crainte d’y rencontrer René, toujours dans l’espoir de l’arrêter s’ils le rencontraient, toujours regrettant Mila si légère dans sa course, si heureuse dans ses recherches.

Le jeu des osselets, commencé après la partie de la balle, gagnée par les Natchez, avait continué dans la vallée des Bois. Une heure avant le coucher du soleil, le sachem d’ordre se présente aux différents groupes des joueurs, et dit à voix basse :

« Quittez le jeu, retournez à vos tentes ; attendez-y le sachem de votre nation. »

Les jeunes gens se regardent avec étonnement, et, laissant tomber les osselets, se retirent. La nuit vint. Le ciel se couvrit d’un voile épais : toutes les brises expirèrent ; des ténèbres muettes et profondes enveloppèrent le désert.

Après mille courses inutiles, Céluta était rentrée dans sa cabane : quelques heures de plus écoulées, et René était mort ou sauvé ! L’amante qui tant de fois avait désiré le retour de son bien-aimé, l’épouse qui si souvent s’était levée avec joie, croyant reconnaître les pas de son époux, tremblait à présent au moindre bruit, et n’implorait que le silence. Naguère Céluta eût donné tout son sang pour épargner la plus petite douleur au frère d’Amélie ; maintenant elle eût béni un accident malheureux qui, sans être mortel, eût arrêté le guerrier blanc loin des Natchez. Au fort Rosalie on était loin d’être rassuré : Chépar seul s’obstinait à ne vouloir rien voir. De nouveaux courriers du gouverneur général, du capitaine d’Artaguette et du père Souël, annonçaient l’existence d’un complot. Le conseil était rassemblé, et le nègre Imley, saisi dans les bois, avait été amené devant ce conseil.

Les renseignements envoyés par le missionnaire étaient exacts et détaillés ; ils désignaient Ondouré comme chef de la conjuration. Imley interrogé nia tout, hors ce qu’il ne pouvait nier, sa propre fuite. Il dit qu’il avait quitté son maître comme l’oiseau reprend sa liberté quand il trouve la porte de sa cage ouverte. Pressé par des questions insidieuses, et certain qu’il était d’être condamné à mort, le nègre, au lieu de répondre, se prit à railler ses juges : il répétait leurs gestes, affectait leur air, contrefaisait leur voix avec un talent d’imitation extraordinaire. Febriano surtout excitait sa verve comique, et il fit du commandant une copie si ressemblante, qu’un rire involontaire bouleversa le