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yeux du côté du bruit et aperçoivent le spectre. Les armes échappent à leurs mains ; les uns fuient ; les autres, sentant défaillir leurs genoux, ont à peine assez de force pour se traîner dans les buissons voisins.

Céluta marche au temple, ouvre une des portes, se place sur le seuil. Le prêtre gardien était assis à terre ; l’apparition le frappe tout à coup : ses prunelles se dilatent, sa bouche s’entrouvre, sa peau frémit. L’Indienne franchit le seuil ; elle s’avance à pas mesurés, s’arrête, s’avance encore et étend la main d’un squelette sur la tête du jongleur. Celui-ci veut crier et ne peut trouver de voix, une sueur froide inonde son corps, ses dents claquent dans le frisson de la peur. Céluta achève sa victoire, touche d’une main glacée le front du prêtre : la victime tombe évanouie.

La fille de Tabamica est à l’autel ; elle en cherche de toutes parts l’ouverture ; vingt fois elle fait le tour de la pierre sans rien découvrir ; elle essaye de soulever la table sacrée, se baisse, se relève, porte la lampe à tous les points du tabernacle, renverse l’idole ; le dépôt mystérieux échappe à ses perquisitions.

Le temps presse ; les gardes et le jongleur peuvent revenir de leur épouvante. La sœur d’Outougamiz croit entendre des pas et des voix au dehors ; elle adresse des prières à l’Amour et à la Patrie ; elle promet des dons, des offrandes : s’il faut du sang pour celui qu’elle veut épargner, elle offre le sien. Les yeux obscurcis par les larmes du désespoir, l’Indienne tantôt regarde vers la porte du temple, tantôt examine de nouveau l’autel. N’a-t-elle pas senti fléchir une des marches de cet autel ? Son cœur bat ; elle s’agenouille, presse le cèdre obéissant, l’ébranle : la planche fuit horizontalement sous sa main. Joie et terreur ! espérance et crainte ! Céluta plonge son bras nu dans l’ouverture et touche du bout des doigts la gerbe de roseaux.

Mais comment la retirer ? l’ouverture n’est pas assez large, et la planche arrêtée refuse de s’écarter. Il ne reste qu’un seul moyen, c’est de saisir les roseaux un à un : trois fois Céluta plonge son bras dans l’ouverture, trois fois elle ramène quelques roseaux, comme si elle arrachait les jours de René à la destinée ! mais elle ne peut tout enlever ; les roseaux du dessous de la gerbe sont hors de la portée de sa main. La pieuse sacrilège se détermine à fuir avec son larcin : elle avait retiré huit roseaux, il n’en restait plus que trois dans l’habitacle, le douzième ayant été déjà brûlé. Elle sort du temple au moment même où le prêtre revenait de son évanouissement. Bientôt, enfoncée dans l’endroit le plus épais de la cyprière, elle détache son effroyable parure, roule son voile, rend les ossements à la terre, leur demandant pardon d’avoir troublé leur repos éternel. « Dépouille sacrée, leur dit-elle, vous apparteniez peut-être à un infortuné, et vous avez secouru l’infortune ! »

Son succès n’était pas complet, mais du moins Céluta croyait avoir augmenté les chances de salut pour René. Si le massacre était avancé de huit jours, c’étaient huit jours à retrancher du nombre de ceux qui menaçaient la vie du frère d’Amélie. Il n’y avait plus que trois jours de péril : qui sait si l’absence de l’homme menacé ne se prolongerait pas au delà d’un terme désormais si court ? Céluta, rentrée dans sa cabane, jette aux flammes les roseaux, s’approche de sa fille endormie sur un lit de mousse, la regarde à la lumière de cette même lampe qui avait servi à éclairer les ossements des morts. L’enfant s’éveille et sourit à sa mère ; la mère se penche sur l’enfant, le couvre de baisers : elle prenait le sourire de l’innocence pour une approbation de l’enlèvement des roseaux. Céluta n’avait d’autre conseil que cette petite Amélie qui, en venant au monde, n’avait pas réjoui le cœur paternel ; que cette Amélie dont René voulait rester à jamais inconnu. C’était sur un berceau délaissé qu’une femme abandonnée consultait le ciel pour un époux malheureux, et interrogeait l’avenir.

Outougamiz se fait entendre, et paraît sur le seuil de la cabane. Il avait passé le jour précédent et une grande partie de la nuit à explorer les chemins par où son ami pouvait revenir : rien ne s’était présenté à sa vue. Il remarqua quelque chose de plus animé dans les regards de sa sœur. « Tu prends courage, lui dit-il pour assister aux funérailles de notre père. Dépêchons-nous, il est temps de partir. »

Céluta ne crut pas devoir révéler à Outougamiz le larcin qu’elle venait de commettre, ni embarrasser son frère d’un nouveau secret. Elle se hâta de prendre ses habits de deuil. En se rendant de bonne heure au lit funèbre de Chactas, elle espérait éloigner encore les soupçons qui pourraient planer sur elle lorsque la disparition des roseaux serait connue.

Quand le frère et la sœur arrivèrent à la cabane de Chactas, le jour naissait. Les parents allument un grand feu ; on purifie la hutte avec l’eau lustrale ; on revêt le corps du sachem d’une superbe tunique et d’un manteau qui n’avait jamais été porté. Dans la chevelure blanche du vieillard on place une couronne de plumes cramoisies. Céluta et Outougamiz furent chargés de peindre les traits du décédé. Quel triste devoir ! Ils se mirent à genoux des deux côtés du corps étendu sur une natte. Lorsque les deux orphelins vinrent à se pencher sur le visage de leur père, leurs têtes charmantes se touchèrent et formèrent une voûte au-dessus du front de Chactas.