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Tout menaçait de ruine, encore une fois, les desseins d’Ondouré ; ses messagers secrets avaient perdu les traces du frère d’Amélie ; le conseil rassemblé autour de Chactas avait montré de l’hésitation ; la Femme Chef, qui s’était presque dénoncée, ne voulait plus qu’une entrevue avec son complice, pour céder ou pour résister aux remords. Au fort Rosalie, Chépar, malgré son aveuglement, ne se pouvait empêcher de réfléchir sur les avis que lui transmettaient chaque jour le père Souël, le gouverneur général de la Louisiane, et même le capitaine d’Artaguette ; avis que paraissait confirmer la désertion d’un grand nombre de nègres réfugiés dans les bois. Le ciel semblait enfin se déclarer pour l’innocence.

Les plus vieux parents de Chactas vinrent enlever son corps ; la cérémonie funèbre fut fixée au lendemain à la troisième heure du jour. Céluta, comme femme du fils adoptif de Chactas, Outougamiz, comme frère de ce fils absent, furent prévenus qu’ils seraient chargés des fonctions d’usage ; ils reçurent l’ordre de s’y préparer.

Céluta passa sa solitaire journée à déplorer dans sa cabane la nouvelle perte qu’elle venait de faire. Ce retour continuel à un foyer désert, où elle ne trouvait personne pour la consoler, remplissait son imagination de terreur et son âme de tristesse. Où étaient René, Mila, Chactas, ces parents, ces amis, qui la soutenaient autrefois ? Adario n’habitait plus que les lieux sauvages ; Outougamiz, chargé de sa propre douleur, jouissait à peine de sa raison. Dans la foule, aucun signe de pitié et de bienveillance ; partout des visages ennemis ou des sentiments pires que la haine.

René cependant ne paraissait point, bien que son retour fût annoncé ; et, dans cette absence prolongée, Céluta entrevoyait une lueur d’espérance. Le malheur est religieux ; la solitude appelle la prière : Céluta pria donc. Tantôt elle demandait des conseils au Grand Esprit des Indiens, tantôt elle s’adressait au Grand Esprit des blancs ; elle présentait à celui-ci l’innocente Amélie que l’eau du baptême avait rendue chrétienne, et qui pouvait invoquer mieux que sa mère le Dieu de René. Une idée frappe tout à coup Céluta ; elle se lève, elle s’écrie : « Manitou protecteur de René, est-ce toi qui m’inspires ? »

Céluta s’efforce de calmer sa première émotion, afin de mieux réfléchir à son dessein : plus elle l’examine, plus elle le trouve propice ; elle n’attend plus que la nuit pour l’exécuter.

Les ombres régnaient sur la terre ; la lune n’était point dans le ciel ; on distinguait seulement les grandes masses des bois et des rochers qui se dessinaient sur le fond bleu du firmament comme des découpures noires. Céluta sort de sa cabane avec une petite lumière enfoncée dans un nœud de roseau ; elle portait en outre des cordons de lin sauvage et un rouleau d’étoffe de mûrier. Plus légère qu’une ombre, elle vole à la caverne des Reliques, elle y descend sans crainte, elle se pare des débris de la mort, qu’elle attache autour d’elle et sur son front, comme une jeune fille ornerait sa tête et son sein pour plaire dans l’éclat d’une fête. Elle s’enveloppe ensuite du long voile de mûrier blanc, et, sous ce voile, elle cache sa lampe de roseau.

Quittant l’asile funèbre, elle traverse les campagnes, que couvrait un brouillard ; elle dirigeait ses pas vers le temple d’Athaensic, pour dérober la gerbe fatale.

« Si j’enlève la gerbe, s’était-elle dit, les conjurés aux Natchez ne sauront plus à quoi se résoudre ; ils se croiront découverts ; ils se diviseront ; les uns voudront hâter l’exécution du complot, les autres l’abandonner : il faudra envoyer des messagers aux nations qui doivent de leur côté exécuter le massacre, afin de les prévenir de l’accident arrivé aux Natchez. Quelques rumeurs confuses parviendront aux oreilles des Français. Il est impossible que le projet n’avorte pas au milieu de cette confusion. Céluta, tu épargnerais ainsi un crime à ta patrie, ou ; si le meurtre général a lieu, René arrivera quand le coup sera porté : tu auras sauvé ton mari sans avoir révélé le secret, sans avoir menti à la promesse que tu as faite à Adario. »

Le temple d’Athaensic était bâti au milieu d’une cyprière qui lui servait de bois sacré. Les révélations de Mila avaient appris à Céluta que la gerbe de roseau était déposée sous l’autel. Dans l’intérieur du temple, un jongleur, remplacé de deux heures en deux heures par un autre jongleur, veillait au trésor de la vengeance ; au dehors une garde d’Allouez avait ordre de tuer quiconque s’approcherait du fatal édifice. Que ne peut l’amour dans le cœur d’une femme, même lorsqu’elle n’est pas aimée ! C’était cet amour qui avait inspiré à l’épouse de René l’idée d’emprunter la forme d’un fantôme. Intrépides sur le champ de bataille, les sauvages prennent, dans le silence ou le bruit de leurs forêts, la croyance et la frayeur des apparitions. Leurs prêtres mêmes, par une justice divine, éprouvent les terreurs superstitieuses qu’ils emploient pour tromper les hommes.

Arrivée à la cyprière, Céluta, se glissant d’arbre en arbre, se trouve bientôt à quelques pas du temple ; elle entr’ouvre son voile blanc et laisse voir la figure de la mort à l’aide de la petite lampe. Le froissement du linceul qui traînait sur les feuilles parvient à l’oreille des Allouez : ils tournent les