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femmes, à celle dont presque tous les malheurs étaient son ouvrage. Ondouré oubliait que la jalousie comptait ses pas, et qu’il pouvait être puni par la passion même, cause première de tous ses crimes.

Or, des hérauts allaient publiant l’ouverture des grands jeux et la durée de ces jeux, qui devait être de douze jours. Tout était en mouvement parmi les Natchez et dans la colonie ; car les Français, avides de plaisirs, même dans les bois, se promettaient d’assister à une fête pour eux si funeste. Le commandant, invité, regardant désormais les Natchez comme les sujets du roi de France, accordait toute sa protection à cette pompe nationale. Il avait reçu plusieurs fois des avis salutaires ; mais Fébriano et les autres créatures d’Ondouré maintenaient Chépar dans son aveuglement ; la fête même contribuait à le rassurer. « Des gens qui conspirent, disait-il, ne jouent pas à la balle et aux osselets. » Il y a un bon sens vulgaire qui perd les hommes communs.

De toutes parts des groupes, joyeusement assemblés, riaient, chantaient et dansaient en attendant l’ouverture des jeux. Les Chicassaws, les Yazous, les Miamis, tous les peuples entrés dans la conspiration, arrivaient au grand village. Là était campée une famille dont les femmes, encore chargées de bagages, déposaient à terre leur fardeau ou suspendaient aux arbres le berceau de leurs enfants. ici des Indiens allumaient le feu de leur camp et préparaient leur repas. Plus loin, des voyageurs lavaient leurs pieds dans un ruisseau ou se délassaient étendus sur l’herbe. Au détour d’un bois paraissait une tribu qui s’avançait, couverte de poussière, dans l’ordre de marche : les oiseaux s’envolaient, les chevreuils s’enfuyaient ou s’arrêtaient curieusement sur les collines, à regarder ce rassemblement d’hommes. Les colons, quittant leurs habitations, venaient jouir des préparatifs des jeux : ils ignoraient quelle couronne était promise aux vainqueurs.

La gerbe de roseaux avait été déposée dans le temple d’Athaensic, sous l’autel de ce génie des vengeances. Un jongleur veillait à sa garde. Le premier roseau devait être retiré par trois sorcières dans la nuit qui suivrait l’ouverture des jeux : partout où des colonies européennes étaient établies, même chose devait s’accomplir.

Un rayon d’espoir se glissait au fond du cœur de Céluta. René n’arrivait pas : encore quatorze jours d’absence, et il échappait à sa destinée. Quelque accident l’aurait-il retenu ? Outougamiz l’aurait-il rencontré ? car Céluta ne doutait point que son frère, qu’on avait vu passer dans les bois, n’eût volé au-devant de son ami. Se laissant aller un moment à ces rêves de bonheur qui nous poursuivent jusqu’au sein de l’infortune, l’Indienne oubliait et les périls de chaque heure, et les torts que pouvait avoir René : elle s’élevait en pensée au séjour des anges, tandis qu’elle était attachée à la terre, semblable au palmier qui réjouit sa tête dans la rosée du ciel, mais dont le pied s’enfonce dans un sable aride.

Les espérances de Céluta auraient été des craintes pour Ondouré, s’il n’avait su que le frère d’Amélie revenait après avoir échoué dans ses négociations, ce qui rendait l’auteur de la guerre avec les Illinois plus suspect que jamais aux Natchez. Ondouré savait encore qu’Outougamiz n’avait point rencontré René : les Allouez envoyés sur les traces du jeune sauvage ne laissaient rien ignorer au tuteur du soleil. Le bruit du prochain retour de René se répandit bientôt au grand village, et, en dissipant la dernière illusion de Céluta, acheva d’accabler cette femme déjà trop malheureuse.

Le jour de l’ouverture des jeux était enfin arrivé. À quelque distance du grand village s’étendait une vallée tout environnée de bois qui croissaient en amphithéâtre sur les collines et qui formaient les entours de cette belle salle bâtie des mains de la nature : là devaient se célébrer les jeux ; le jeu de la balle et ensuite celui des osselets. La fête commença au lever du soleil.

Le grand-prêtre s’avançait à la tête des joueurs : il tenait en main une crosse peinte en bleu, ornée de banderoles, de joncs et de queues d’oiseaux ; des jongleurs, couronnés de lierre, suivaient le grand-prêtre. Venait ensuite Ondouré, conduisant son pupille, le jeune Soleil, âgé de huit ans : la femme chef, le front pâle, accompagnait son fils. Derrière elle, rangés deux à deux, paraissaient les vieillards des Chicassaws, des Yazous et des autres alliés. Une bande nombreuse de musiciens, avec des conques, des fifres et des tambourins, escortait les sachems. Les jeunes guerriers demi-nus, et armés de raquettes, se pressaient pêle-mêle sur les pas de leurs pères. Une foule immense, composée d’enfants, de femmes, de colons, de soldats, de nègres, remplissait les bois de l’amphithéâtre. Chépar lui-même était là, entouré de ses officiers. Toutes les cabanes étaient désertes : la douleur seule était restée au foyer de René.

Les joueurs descendus dans l’arène, le grand-prêtre frappe des mains, et l’hymne des jeux est entonné en chœur. La première acclamation de cinq ou six peuples réunis fut étonnante : Céluta l’entendit sous son toit abandonné ; c’était la voix de la mort appelant le frère d’Amélie.

chœur général

Est-ce l’aile de l’oiseau qui fend l’air ? est-ce la