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Adario fait un mouvement pour se retirer ; Céluta l’arrête. « Désespérez de moi, lui dit-elle, mais non pas d’Outougamiz.

— Et pourquoi, dit celui-ci, veux-tu qu’il espère de moi ? Oui, je sauverai mon ami, si l’on ne me prévient par ma mort.

— Allons, dit Adario, épouse fidèle, ami généreux, révélez le secret à René ! livrez ensuite votre pays aux étrangers ; mais, dignes enfants, songez qu’avant cette victoire il faut avoir incendié nos cabanes, il faut avoir égorgé vos proches et vos amis, il faut avoir arraché un à un les cheveux de la tête d’Adario, il faut avoir fait de son crâne la coupe du festin de René. »

Pendant ce discours affreux, Céluta et Outougamiz ressemblaient à deux spectres. Adario s’approcha de sa nièce. « Ma Céluta, lui dit-il, faut-il qu’Adario tombe à tes pieds ? Parle, et tu le verras à tes genoux, celui qui n’a jamais fléchi devant personne. Mon enfant, René doit mourir quelque jour, puisqu’il est homme ; mais ta patrie, si tu le veux, ta patrie peut être immortelle. Ta cousine, ma pauvre fille, n’a-t-elle pas perdu son fils unique, et ne sais-tu pas par quelle main ? N’ai-je pas arraché ma postérité, pour qu’elle ne poussât pas des racines dans une terre esclave ? Regarde-moi, et ose dire qu’il ne m’en a rien coûté ! ose dire que mes entrailles déchirées ne saignent plus, que la plaie que je leur ai faite est guérie ! S’il reste des enfants libres aux Natchez, Céluta, ils te devront leur liberté ; ils te souriront dans les bras de leur mère ; les bénédictions t’accompagneront quand tu traverseras les villages de ta patrie ; les sachems se rangeront avec respect sur ton passage ; ils s’écrieront : « Faites place à Céluta ! » Ces moissons florissantes, c’est toi qui les auras semées ; ces cris de joie et d’amour, c’est toi qui les exciteras. Qu’est-ce que le sacrifice d’une passion que le temps doit éteindre, auprès de ces plaisirs puisés dans la plus grande des vertus ? Peux-tu balancer ? peux-tu consentir à n’être qu’une femme vulgaire dans ta passion, qu’une femme criminelle dans ta conduite quand tu peux te donner en exemple à l’univers ? »

Outougamiz avait écouté dans un sombre silence ; Céluta paraissait suspendue entre la mort et la vie. « Que veux-tu de moi ! dit-elle d’une voix tremblante. — Un serment pareil à celui de ton frère, répond Adario ; jure entre mes mains que tu garderas le secret : que tu ne le révéleras pas au coupable qui le divulguerait, à un homme dont tu ne possèdes pas même l’amour, et qui te trahissait comme la patrie. »

Ces mots entrèrent profondément dans le cœur de Céluta ; mais la noble créature, s’élevant au-dessus de son malheur, répondit : « Pourquoi supposes-tu que je ne possède pas le cœur de mon époux ? crois-tu par là me déterminer à l’immoler à ma tendresse méconnue ? Si René ne m’aime pas c’est que je ne suis pas digne de lui ; c’est une raison de plus de le sauver, et, par mon dévouement, de mériter son amour. »

Elle s’arrête, car ses larmes, qu’elle avait retenues et qui coulaient intérieurement, l’étouffaient : « Adario, reprit-elle, tu es ingrat : René, à la cité des blancs, proposa sa tête pour la tienne…

— Ne crois pas ce mensonge, dit Adario en l’interrompant ; cette scène était arrangée entre nos ennemis pour nous inspirer plus de confiance dans un traître.

— Malheureux René ! s’écria Céluta, quel fatal génie fait méconnaître jusqu’à ta vertu !

— Céluta, dit Adario, le temps s’écoule. Les jeux vont être proclamés ; es-tu amie ou ennemie ? Déclare-toi ; range-toi du côté des blancs, ou jure le secret.

La sœur d’Outougamiz regarde autour d’elle ; elle croit entendre des voix lamentables sortir des bocages de la Mort ; la fille de René gémit dans son berceau. Après quelques moments de silence : « Voici l’arrêt, » dit Céluta. Adario et Outougamiz écoutent…

— Mon frère a pu jurer, parce qu’il ne savait pas à quoi l’engageait son serment : moi, qui connais d’avance les conséquences de ce serment, je serais une femme dénaturée si je le prononçais. Je ne jurerai donc point, mais pour te consoler, Adario, sache que si ma vertu ne me fait garder le secret, tous les serments de la terre seraient inutiles.

En prononçant ces mots, Céluta parut transfigurée et rayonnante : « C’est assez ! » s’écrie Adario, pressant sur son sein la main de cette femme ; « je suis satisfait, les sachems le seront. Tu viens de faire un serment plus redoutable que celui que je te demandais. »

Adario retourne au conseil des sachems, et Outougamiz prête encore au vieillard l’appui de son bras. Céluta reprend le chemin de la cabane de René : son âme était comme un abîme où les chagrins divers roulaient confondus.

La plaie la plus récente devint peu à peu la plus vive ; lorsque l’épouse de René, descendue au fond de son cœur, commença à débrouiller le chaos de ses souffrances, celle que lui causait la perte de Mila se fit cruellement sentir. Céluta se représentait tout ce que valait sa sœur ; quelle inépuisable gaieté avec un cœur profondément sensible ! L’oiseau chantait moins bien que Mila, et elle aimait mieux. Les peines mêmes qu’elle donnait étaient mêlées de plaisir, et elle donnait tant de plaisir