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changer en un meurtre beaucoup plus terrible pour toi ! »

Mila frémit ; elle n’avait pas aperçu cet autre péril ; mais tout à coup : « Je ne m’attendais pas, lorsqu’il s’agissait de la vie de René, que tu serais si calme, que tu balancerais prudemment, comme un sachem, le bien et le mal.

— Femme, reprit Céluta avec émotion, quel que soit ton cœur, tu ne m’apprendras pas à aimer ; mais ne crois pas non plus m’aveugler : je serai maintenant aussi malheureuse que mon frère, et aussi discrète que lui. Je sais mourir de douleur ; je ne sais pas perdre ma patrie.

Mila embrasse Céluta. « Pardonne-moi, dit-elle, je suis trop au-dessous de toi pour te juger. »

Mila raconte à sa sœur comment elle a surpris la foi du jongleur. Céluta blâme doucement son amie : « On ne fait pas impunément ce qui n’est pas bien, lui dit-elle. Quand il n’y aurait que le tourment du secret que tu viens d’apprendre, secret dont tu réponds à présent devant ton pays, ne serais-tu pas déjà assez punie ? »

Mila et Céluta se déterminèrent à aller trouver Outougamiz : elles le rencontrèrent sur le bord du fleuve, loin de la chasse, à laquelle il n’avait pris aucune part. En voyant s’avancer les deux femmes, Outougamiz, pour la première fois, fut tenté de s’éloigner. Que pouvait-il leur dire ? N’était-il pas aussi malheureux qu’elles ? Céluta lui dit en l’abordant : « Ne nous fuis pas ; nous ne te demandons plus rien ; nous connaissons tes malheurs. Mon frère, je ne t’accuse plus ; je t’admire : tu es le génie de la vertu comme celui de l’amitié. » Outougamiz ne comprit pas sa sœur.

— Pleurons tous trois, dit Mila, nous savons tous trois le secret.

— Vous savez le secret ! s’écrie d’une voix formidable le jeune Indien. Qui vous l’a dit ? Ce n’est pas moi ! je n’ai pas menti au Grand Esprit ! je n’ai pas violé le serment des morts ! je n’ai pas tué la patrie ! Et, plein de l’effroi du parjure, il échappe aux bras dans lesquels il eût voulu mourir. Mila vole sur ses pas sans le pouvoir rejoindre. Céluta, abandonnée, se jette dans une pirogue avec des chasseurs qui repassaient le fleuve, et regagne sa cabane.

Un ami qui disparaît au moment d’un grand danger laisse un vide immense : Céluta appelle sa sœur en approchant de sa demeure ; aucune voix ne lui répond : Mila n’était point rentrée sous le toit fraternel. Céluta pénètre dans la cabane ; elle en parcourt les différents réduits, revient à la porte, regarde dans la campagne, et ne voit personne. Accablée de fatigue, elle s’assied près du foyer, tenant sa fille dans ses bras. Là, se livrant à ses pensées, elle est encore moins oppressée par le péril du moment que par le souvenir de la lettre de René. La sœur d’Outougamiz n’était point aimée, elle ne le serait jamais. Et c’était celui qu’elle adorait, celui qu’elle cherchait à sauver aux dépens de ses jours, qui lui avait fait ce barbare aveu ! Céluta se trouvait tout à coup jetée hors de la vie : elle sentait qu’elle s’enfonçait dans une solitude, comme l’être mystérieux qui avait trop aimé René.

Le maukawis chanta le coucher du soleil, le pois parfumé de la Virginie éclata à la première veille de la nuit, la fin de la nuit fut annoncée par le cri de la cigogne, et l’amie de Céluta ne revint pas. L’aube ouvrit les barrières du ciel sans ramener la nymphe, sa compagne fidèle, couronnée de fleurs. Mila paraissait chaque matin comme la plus jeune des Heures ; précédant les pas de l’Aurore, elle semblait lui donner ou tenir d’elle ses charmes et sa fraîcheur.

Quand Céluta vit poindre le jour, ses alarmes augmentèrent : que pouvait être devenue sa sœur ? Une pensée se présente à l’esprit de la fille de Tabamica : en demeurant avec Céluta, Mila n’habitait point sa propre cabane ; la cabane de Mila était celle d’Outougamiz. N’était-il pas possible qu’Outougamiz eût voulu retourner à ses foyers, et que son épouse y fût rentrée avec lui ?

Céluta passa à son cou l’écharpe où était suspendu un léger berceau : elle place dans le berceau cet enfant voyageur, qui souriait par-dessus l’épaule de sa mère. Elle sort, elle arrive bientôt au toit qui lui rappelle de si doux et de si tristes souvenirs : c’était là qu’elle habitait avec Outougamiz, lorsque René la vint visiter ; c’était par la porte entr’ouverte de cette cabane qu’elle avait aperçu l’étranger dans le buisson d’azaléa. Comme le cœur lui battit lorsque le guerrier blanc s’assit auprès d’elle ! Avec quelles délices elle prépara le festin du serment de l’amitié ! qu’ils sont déjà loin ces jours qui virent naître un amour si tendre ! Doux enchantements du cœur, projets d’un bonheur sans terme et sans mesure, qu’êtes-vous devenus ? Cabane qui protégeâtes la jeunesse d’Outougamiz et de Céluta, serez-vous changée comme vos maîtres ? aurez-vous vieilli comme eux ?

Oui, cette cabane n’était plus la même ; depuis longtemps inhabitée, elle était vide et sans génies tutélaires : quelques petits oiseaux y faisaient leurs nids, et l’herbe croissait alentour.

Environnée d’assassins, abandonnée par tous ses amis, livrée sans défense à l’amour impur du tuteur du Soleil, accablée du malheur et de l’indifférence de René, Céluta ne désirait plus qu’une tombe, pour s’y reposer à jamais. Comme elle s’éloignait de la cabane, où elle n’avait trouvé personne, elle