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Des groupes chantaient et dansaient.

— C’est fort bien imaginé, dit Mila ; et René sera tué quand tu retireras le dernier ?

— Oui, dit le prêtre ; et il sera tué le premier de tous.

Le prêtre voulut ravir un baiser à Mila, qui, au lieu de ses lèvres, lui présenta l’essence de feu. « J’aimerais mieux l’autre coupe, » dit le jongleur.

— Mais, reprit Mila, tu dis que René sera tué le premier de tous : on tuera donc d’autres chairs blanches !

— Eh, certainement ! dit le jongleur, riant de la simplicité de Mila ; cela sera d’autant plus admirable, qu’ils seront assemblés comme un troupeau de chevreuils pour regarder les grands jeux.

— Oh ! comme j’y danserai avec toi ! s’écria Mila, appliquant, avec le dégoût de la nature, mais l’exaltation de l’amitié, un baiser sur le front du jongleur ; je n’avais pas entendu parler de ces grands jeux ! J’aime tant les jeux !

— Toutes les nations qui ont juré le secret, dit le jongleur, se rendront aux Natchez. Outougamiz le Simple a juré comme les autres ; nous le forcerons de tuer son René.

Mila se lève, s’arrache aux bras du prêtre, qui tombe, et dont le front va frapper la terre. Cet homme eut une idée confuse de la faute qu’il venait de commettre ; mais, l’ivresse l’emportant, il s’endormit.

Mila cherche Céluta ; elle l’aperçoit seule, assise à l’écart ; elle lui dit : « Tout est découvert ; les blancs seront massacrés aux grands jeux : ton mari périra le premier. »

L’épouse de René est prête à s’évanouir ; son amie la soutient : « Du courage ! dit-elle ; il faut sauver René. Je cours au fort avertir Chépar. Toi, va chercher Outougamiz.

— Arrête, s’écrie Céluta ; qu’as-tu dit ? avertir Chépar ! Malheureuse ! ton pays ! »

Ces mots retentissent dans le cœur de Mila ; immobile, elle fixe ses regards sur sa sœur, puis s’écrie : « Périsse la patrie qui a pu tramer un complot si odieux ! Ce n’est plus qu’un repaire d’assassins. Je cours les dénoncer. »

Céluta frémit : « Mila, dit-elle, songe à ta mère, à ton père, à moi, à Outougamiz. Ne vois-tu pas qu’en prévenant un massacre, tu ne le fais que