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de ne pas se laisser trop rassurer par la concession des terres. Une lettre d’Adélaïde, adressée à René, s’étant trouvée dans les dépêches, Ondouré, que Febriano instruisait de tout, s’empressa d’annoncer une nouvelle trahison du fils adoptif de Chactas ; mais en même temps, pour achever de tromper le commandant et pour avoir l’air de ne s’occuper que de plaisirs, il ordonna une chasse au buffle de l’autre côté du Meschacebé.

Mila n’eut pas plus tôt appris cette nouvelle qu’elle dit à Céluta : « Il nous faut aller à cette chasse, où se trouveront toutes les matrones ; je veux que le jongleur m’apprenne aujourd’hui même le secret. » Céluta consentit tristement à suivre Mila ; elle doutait du succès de sa jeune amie, qui refusait de dire le moyen dont elle se comptait servir pour faire parler le jongleur.

Le jour de la chasse arrivé, les deux sœurs partirent ensemble : elles marchaient seules hors de la foule, car tout le monde les fuyait comme on fuit les malheureux. On s’embarque dans les canaux ; on traverse le fleuve ; on descend sur l’autre rive ; on entre dans les savanes parsemées d’étangs d’une eau saumâtre, où les buffles viennent lécher le sel.

Divisés en trois bandes, les chasseurs commencent l’attaque : on voyait bondir les buffles au-dessus des grandes forêts de cannes de plus de quinze pieds de hauteur. Mila avait quitté Céluta. Elle s’était attachée aux pas du jongleur, qui prononçait des paroles afin d’amener les victimes sous la lance des guerriers. Un buffle blessé fond tout à coup sur le magicien, qui prend la fuite : le buffle est arrêté par les chasseurs, mais le prêtre continue à s’enfoncer dans les cannes, et, entendant courir derrière lui, il fait encore plus vite : ce n’était pourtant que Mila qui volait sur ses traces comme les colibris volent sur la cime des roseaux. Elle appelle le jongleur ; celui-ci tourne enfin la tête, et, reconnaissant une femme, il se précipite à terre tout haletant.

« Je t’assure, dit Mila en arrivant à lui, que j’ai eu autant de peur que toi. Je te suivais, parce que tu m’aurais sauvée. D’une seule parole tu aurais fait tomber le buffle mort à tes pieds. »

« C’est vrai, dit le jongleur reprenant un air solennel, mais que j’ai soif ! »

Mila portait à son bras une corbeille, dans cette corbeille un flacon et une coupe.

« Le Grand-Esprit m’a bien inspirée, s’écria Mila : j’ai par hasard ici de l’essence de feu. Ah ! bon génie ! si un homme comme toi allait mourir, que deviendraient les Natchez ? »

« Mila, dit le prêtre essuyant son front et se rapprochant de la malicieuse enchanteresse, tu m’as toujours semblé avoir de l’esprit comme une hermine. »

« Et toi, dit Mila versant l’essence de feu dans la coupe, tu m’as toujours paru beau comme le génie qui préside aux chasses, comme le Grand-Lièvre honoré dans les forêts. » Le prêtre vida la coupe.

Les sauvages, passionnés pour les liqueurs de l’Europe, recherchent les fumées de l’ivresse comme les peuples de l’Orient les vapeurs de l’opium. « Je ne t’avais jamais vu de si près, dit Mila remplissant de nouveau la coupe et la présentant à la main vide du jongleur ; que tu es beau ! que tu es beau ! on dit que tu parles tant de langues ! Est-ce que tu entends tout ce que tu dis ? »

Triplement enivré de vin, d’amour et de louanges, le prêtre commençait à faire parler ses yeux. Mila remplit encore la coupe, la porte de sa main droite aux lèvres du jongleur, et, appuyant doucement sa main gauche sur son épaule, semble regarder avec admiration sa victime déjà séduite.

Le lieu était solitaire, les roseaux élevés. « Mila ! » dit le jongleur.

« Que veux-tu ? » dit l’Indienne affectant un air troublé et un peu honteux.

« Approche-toi, » repartit le prêtre. Mila parut se vouloir défendre.

« N’aie pas peur, dit le prêtre, je puis répandre la nuit autour de nous. »

« C’est pour cela que j’ai tant de peur ! répondit Mila ; tu es un si grand magicien ! » Le prêtre, prenant Mila dans ses bras, l’attira sur ses genoux. « Bois donc à ton tour, charmante colombe, » dit-il.

« Moi ! » s’écria Mila. Elle feignit de porter la liqueur à sa bouche, tandis que le prêtre, tournant la coupe, cherchait à boire sur le bord que les lèvres de Mila avaient touché.

Le jongleur commençait à sentir les effets du poison, les objets flottaient devant ses yeux.

« Ne vois-je pas, dit-il à Mila, une grande cabane ? » C’étaient des roseaux agités par le vent.

« Oui, dit Mila, c’est la cabane où les sachems sont rassemblés pour délibérer sur la mort de René. »

« C’est étonnant, repartit le prêtre balbutiant, car ce n’est pas encore si tôt. »

Le cœur de Mila tressaillit ; elle pressa involontairement le jongleur, qui la serra à son tour dans ses bras.

« Pas encore si tôt ? dit Mila, mais c’est… »

« La douzième nuit, pendant la lune des chasses, » dit le prêtre.

« Je croyais, répondit Mila, que c’était la treizième ? »

« Je sais mieux cela que toi, repartit le jongleur ; il y a douze roseaux dans la gerbe : nous en retirons un chaque nuit. »