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moi, même en n’aimant pas ? Ces solitudes que je rendais brûlantes vous paraîtraient glacées auprès d’un autre époux. Que chercheriez-vous dans les bois et sous les ombrages ? Il n’est plus pour vous d’illusions, d’enivrement, de délire, je t’ai tout ravi en te donnant tout, ou plutôt en ne te donnant rien, car une plaie incurable était au fond de mon âme. Ne crois pas, Céluta, qu’une femme à laquelle on a fait des aveux aussi cruels, pour laquelle on a formé des souhaits aussi odieux que les miens ; ne crois pas que cette femme oublie jamais l’homme qui l’aima de cet amour ou de cette haine extraordinaire.

« Je m’ennuie de la vie ; l’ennui m’a toujours dévoré : ce qui intéresse les autres hommes ne me touche point. Pasteur ou roi, qu’aurais-je fait de ma houlette ou de ma couronne ? Je serais également fatigué de la gloire et du génie, du travail et du loisir, de la prospérité et de l’infortune. En Europe, en Amérique, la société et la nature m’ont lassé. Je suis vertueux sans plaisir : si j’étais criminel, je le serais sans remords. Je voudrais n’être pas né ou être à jamais oublié.

« Que ce soit ici un dernier adieu, ou que je doive vous revoir encore, Céluta, quelque chose me dit que ma destinée s’accomplit ; si ce n’est pas aujourd’hui même, elle n’en sera que plus funeste : René ne peut reculer que vers le malheur. Regardez donc cette lettre comme un testament. »

La lecture était achevée, que Céluta ne relevait point sa tête qui s’était penchée sur son sein : toute la sagacité de Mila n’avait pas suffi pour expliquer le collier : toute la religion du missionnaire n’avait pu pénétrer dans le sens de la lettre, mais le cœur d’une épouse l’avait mieux compris : rien n’est intelligent comme l’amour malheureux. Céluta apprenait qu’elle n’était point aimée ; qu’un lien paternel ne lui avait pas même attaché René ; qu’il y avait, dans l’âme de cet homme, du trouble, presque du remords, et qu’il se repentait d’un malheur comme on se repentirait d’un crime.

Céluta releva lentement son front abattu : « Allons, dit-elle ; mon mari est encore plus infortuné que je ne le supposais ; un méchant esprit l’a persécuté : je dois être son bon génie. »

Le religieux rendit la lettre à l’Indienne en lui disant : « Souffrir est notre partage ; la nouvelle alliance que Jésus-Christ a faite avec les hommes est une alliance de douleur : c’est de son sang qu’il l’a scellée ; je vais prier pour vous. »

Le missionnaire tomba à genoux, et, les mains jointes, il répéta, dans la langue des Natchez, l’oraison dominicale : le calme de cette prière fut une espèce de baume répandu sur une plaie vive. Quand le Père prononça ces mots : Délivrez-nous du mal, les deux femmes sanglotèrent d’attendrissement. Alors le religieux, se relevant avec peine, ramena son froc sur sa tête grise, traversa la cabane d’un pas grave, reprit son bâton à la porte, et alla, aussi rapidement que le lui permettait sa vieillesse, consoler d’autres adversités.

Mila, qui portait toujours Amélie, la rendit à Céluta : celle-ci la reçut en la couvrant de baisers et en fondant en larmes. Mila, qui devinait sa sœur, lui dit : « Tu l’aimeras pour toi, toi qui es sa mère ; moi, je l’aimerai pour son père. »

Mais Mila se sentait aussi un peu découragée. Qui avait donc pu trop aimer René ? Quand on arracherait le guerrier blanc à la mort, que gagnerait-on à cela, puisqu’il ne voulait pas vivre ? Mila ne s’arrêta pas longtemps à ces réflexions, et, revenant à son caractère :

— C’est assez pleurer pour un collier obscur, mal interprété, que nous ne comprenons ni toi, ni moi, ni le père de la barbe. Le danger est à la porte de notre cabane : pourquoi mêler à des peines véritables des peines chimériques ? Entre la réalité du mal et les songes de nos cœurs, nous ne saurions où nous tourner. Occupons-nous du présent, nous penserons une autre fois à l’avenir. Découvrons le secret ; sauvons René, et, quand nous l’aurons sauvé, il faudra bien qu’il s’explique. »

— Tu as raison, dit Céluta ; sauvons mon mari. » Mila prit Amélie dans ses bras ; puis, la rendant encore à sa mère : « Tiens, dit-elle, je désirais avoir un petit guerrier, je n’en veux plus ; garde ta fille : elle te préfère à moi, quand elle pleure ; elle me préfère à toi quand elle rit. Ne dirait-on pas que le collier lui fait aussi verser des larmes ? » Mila sortit pour aller à la découverte du secret.

René avait écrit une autre lettre aux sachems pour leur annoncer que les Illinois ne paraissaient pas encore disposés à recevoir le calumet de paix. Plus heureux dans sa mission, Chactas avait tout obtenu des Anglais de la Géorgie : il se disposait à revenir. Le tuteur du Soleil espérait que le vieillard serait mort avant de revoir sa cabane : on racontait qu’il touchait à sa fin.

La femme-chef, attendant la tête de sa rivale, laissait en apparence Ondouré plus tranquille ; mais elle le surveillait avec toute l’activité de la jalousie. Le sauvage, craignant toujours de se trahir, n’échappait au péril qu’à l’aide de précautions dont il lui tardait de se délivrer.

D’un autre côté, il était difficile que le secret d’une conjuration connue de tant de monde ne transpirât pas au dehors. De temps en temps il s’élevait des bruits dont tout commandant moins prévenu que celui du fort Rosalie eut recherché la source. Le gouverneur général avait écrit à Chépar