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ébranlent la solitude par de pesantes décharges, ou par un feu successif qui remonte et redescend le long de la ligne comme les orbes d’un serpent ; tantôt ils baissent tous à la fois la pointe de la baïonnette, si fatale dans des mains françaises : coucher leurs armes à terre, les reprendre, les lancer à leur épaule, les présenter en salut, les charger ou se reposer sur elles, ce n’est pas la durée d’un moment pour ces enfants de la Victoire.

À cet exercice des armes succèdent de savantes manœuvres. Tour à tour l’armée s’allonge et se resserre, tour à tour s’avance et se retire : ici elle se creuse comme la corbeille de Flore ; là elle s’enfle comme les contours d’une urne de Corinthe : le Méandre se replie moins de fois sur lui-même, la danse d’Ariadne, gravée sur le bouclier d’Achille, avait moins d’erreurs que les labyrinthes tracés sur la plaine par ces disciples de Mars. Leurs capitaines font prendre aux bataillons toutes les figures de l’art d’Uranie : ainsi des enfants étendent des soies légères sur leurs doigts légers ; sans confondre ou briser le dédale fragile, ils le déploient en étoile, le dessinent en croix, le ferment en cercle et l’entrouvrent doucement sous la forme d’un berceau.

Les Indiens assemblés admiraient ces jeux, qui leur cachaient des tempêtes.

LIVRE DEUXIÈME

Satan, planant dans les airs, au-dessus de l’Amérique, jetait un regard désespéré sur cette partie de la terre, où le Sauveur le poursuit comme le soleil qui, s’avançant des portes de l’Orient, chasse devant lui les ténèbres : le Chili, le Pérou, le Mexique, la Californie, reconnaissent déjà les lois de l’Évangile ; d’autres colonies chrétiennes couvrent les rivages de l’Atlantique, et des missionnaires ont enseigné le vrai Dieu aux sauvages des déserts. Satan, rempli de projets de vengeance, va aux enfers rassembler le conseil des démons.

Il déroule devant ses compagnons de douleurs le tableau de ce qu’il a fait pour perdre la race humaine, pour partager le monde crée avec le Créateur, pour opposer le mal au bien sur la terre, et, au delà de la terre, l’enfer au ciel. Il propose aux légions maudites un dernier combat ; il veut armer toutes les nations idolâtres du nouveau continent, il veut unir toutes ces nations dans un vaste complot, afin d’exterminer les chrétiens.

C’est au milieu des Natchez qu’il aperçoit les passions propres à seconder son entreprise. » Dieux de l’Amérique, s’écrie-t-il, anges tombés avec moi, vous qui vous faites adorer sous la forme d’un serpent ; vous que l’on invoque comme les génies des castors et des ours ; vous qui, sous le nom de Manitous, remplissez les songes, inspirez les craintes ou entretenez les espérances des peuples barbares ; vous qui murmurez dans les vents, qui mugissez dans les cataractes, qui présidez au silence ou à la terreur des forêts, allez défendre vos autels. Répandez les illusions et les ténèbres ; soufflez de toutes parts la discorde, la jalousie, l’amour, la haine, la vengeance. Mêlez-vous aux conseils et aux jeux des Natchez ; que tout devienne prodige chez des hommes où tout est fêtes et combats. Je vous donnerai mes ordres : soyez attentifs à les exécuter. »

Il dit, et le Tartare pousse un rugissement de joie qui fut entendu dans les forêts du Nouveau-Monde. Areskoui, démon de la guerre, Athaënsic, qui excite à la vengeance ; le génie des fatales amours, mille autres puissances infernales se lèvent à la fois pour seconder les desseins du prince des ténèbres. Celui-ci va chercher sur la terre le démon de la renommée, qui n’avait point assisté au conseil infernal.

Le soleil ne faisait que de paraître à l’horizon lorsque le frère d’Amélie ouvrit les yeux dans la demeure d’un sauvage. L’écorce qui servait de porte à la hutte avait été roulée et relevée sur le toit. Enveloppé dans son manteau, René se trouvait couché sur sa natte de manière que sa tête était placée à l’ouverture de la cabane. Les premiers objets qui s’offrirent à sa vue, en sortant d’un profond sommeil, furent la vaste coupole d’un ciel bleu où volaient quelques oiseaux, et la cime des tulipiers qui frémissaient au souffle des brises du matin. Des écureuils se jouaient dans les branches de ces beaux arbres, et des perruches sifflaient sous leurs feuilles satinées. Le visage tourné vers le dôme azuré, le jeune étranger enfonçait ses regards dans ce dôme, qui lui paraissait d’une immense profondeur et transparent comme le verre. Un sentiment confus de bonheur, trop inconnu à René, reposait au fond de son âme, en même temps que le frère d’Amélie croyait sentir son sang rafraîchi descendre de son cœur dans ses veines, et par un long détour remonter à sa source : telle l’antiquité nous peint des ruisseaux de lait s’égarant au sein de la terre, lorsque les hommes avaient leur inno-