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ou à la mort. Il n’y avait plus que les yeux de Céluta à sourire ; sa bouche ne le pouvait plus.

— Tu me sembles un peu calme, disait Mila.

— Oui, lui répondait sa sœur ; je suis faite à présent à la mauvaise nourriture : mon cœur s’alimente du chagrin qu’il repoussait avant d’y être accoutumé.

La nuit qui précéda l’arrivée d’Outougamiz, les deux Indiennes veillèrent plus tard que de coutume : elles s’occupaient de René, inépuisable sujet de leurs entretiens. Lorsqu’elles furent couchées sur la natte, elles continuèrent de parler, et, faisant au milieu de leur adversité des projets de bonheur, elles s’endormirent avec l’espérance : l’enfant malade s’assoupit avec le hochet qu’on lui a donné dans son berceau.

À leur réveil Mila et Céluta trouvèrent debout devant elles Outougamiz, pâle, défait, les yeux fixes, la bouche entr’ouverte. Elles s’élancent de leur couche : « Mon frère ! — Mon mari ! Qu’y a-t-il ? René est-il mort ? Allez-vous mourir ?

— C’en est fait, répond l’Indien sans changer d’attitude ; plus d’épouse, plus de sœur !

— René est mort ! s’écrie Céluta.

— Que dis-tu ? repartit Outougamiz avec une joie sauvage ; René est mort ? Kitchimanitou soit béni !

— Ciel ! dit Céluta, tu désires la mort de ton ami ? De quel malheur est-il donc menacé ?

— Nous sommes tous perdus ! murmure Outougamiz d’une voix sombre. Se dégageant des bras de sa femme et de sa sœur, il se précipite hors de la cabane : Mila et Céluta le suivent.

Elles sont arrêtées tout à coup par Ondouré. Avez-vous vu Outougamiz ? leur dit-il d’un air alarmé. — Oui, répondent-elles ensemble ; il est hors de ses sens, nous volons après lui.

— Que vous a-t-il dit ? reprit le tuteur du soleil.

— Il nous a dit que nous étions tous perdus, répliqua Céluta.

— Ne le croyez pas, dit le chef rassuré ; tout va bien, au contraire ; mais Outougamiz est malade : je vais chercher Adario. »

Comme Ondouré s’éloignait, Outougamiz, par un autre sentier, se rapprochait de la cabane : il marchait lentement, les bras croisés. Les deux femmes, qui s’avançaient vers lui, l’entendaient marcher seul ; il disait : « Manitou d’or, tu m’as privé de la raison : dis-moi donc maintenant ce qu’il faut faire. »

Mila et Céluta saisissent l’infortuné par ses vêtements.

— Que voulez-vous de moi ? s’écrie-t-il, Oui, je le jure, j’aimerai René en dépit de vous ; je me ris des vers du sépulcre, qui déjà dévorent mes chairs vivantes. Je frapperai mon ami sans doute ; mais je baiserai sa blessure, je sucerai son sang, et, quand il sera mort, je m’attacherai à son cadavre, jusqu’à ce que la corruption ait passé dans mes os.

Les deux Indiennes éplorées embrassaient les genoux d’Outougamiz : il les reconnaît. « C’est nous, dit Mila, parle ! »

Outougamiz lui met la main sur sa bouche : « Qu’as-tu dit ? On ne parle plus, à moins que ce ne soit comme une tombe : tout vient à présent des morts. Il y a un secret.

— Un secret ! repartit vivement Mila, un secret pour tes amis ! De quoi s’agit-il donc ? de notre vie ? de celle de René ? »

Alors Outougamiz : « Arrache-moi le cœur, » dit-il à Mila en lui présentant son sein, où la jeune épouse applique ses lèvres de flamme.

— Ne déchirez pas ainsi mes entrailles, dit Céluta : parle, mon cher Outougamiz ; viens te reposer avec nous dans ta cabane. »

Une voix foudroyante interrompit cette scène. « As-tu parlé ? disait cette voix ; la terre a-t-elle tremblé sous tes pas ?

— Non, je n’ai pas parlé, répondit Outougamiz en se tournant vers Adario, que conduisait Ondouré ; mais ne croyez plus trouver en moi le docile Outougamiz : homme de fer, allez porter votre vertu parmi les ours du Labrador ; buvez avec délices le sang de vos enfants. Quant à moi, je ne boirai que celui que vous ferez entrer de force dans ma bouche ; je vous en rejetterai une partie au visage, et je vous couvrirai d’une tache que la mort n’effacera pas »

Adario fut terrassé. « Que me reproches-tu ? dit-il à son neveu. Mes enfants ?… Barbare, cent fois plus barbare que moi ! »

Il n’en fallait pas tant pour abattre le ressentiment d’Outougamiz. « Pardonne, dit-il au vieillard ; oui, j’ai été cruel ; Outougamiz pourtant ne l’est pas ! Je suis indigne de ton amitié, mais laisse-moi la mienne ; laisse-moi mourir ; console, après moi, ces deux femmes. Je t’en avertis, je succomberai, je parlerai : je n’ai pas la force d’aller jusqu’au bout.

— Nous consoler ! dit Céluta ; est-ce là l’homme qui console ? Jusqu’ici je me suis tue, j’ai écouté, j’ai deviné : il s’agit de la mort de René. Allons, Outougamiz, couronne ton ouvrage, égorge celui que tu as délivré ! Sa voix mourante te remerciera encore de ce que tu as fait pour lui ; il cherchera ta main ensanglantée pour la porter à sa bouche ; ses yeux ne te voient déjà plus, mais ils te cherchent encore ; ils se tournent vers toi avec son cœur expirant.

— L’entends-tu, Adario ? dit Outougamiz. Résiste, si tu le peux ! »