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par les autres ; Esquimaux, ils s’emparèrent de vos filets ; et nous, infortunés Natchez, nous succombons aujourd’hui sous leurs perfidies. Nos sachems ont été enchaînés ; le champ qui couvrait les cendres de nos ancêtres est labouré par les étrangers que nous avions reçus avec le calumet de paix.

« Donnez douze peaux d’élan pour la cendre des morts. »

Le jongleur donne douze peaux d’élan.

« Mais pourquoi, continua Ondouré, m’étendrais-je sur les maux que les étrangers ont fait souffrir à notre patrie ? Voyez ces hommes injustes se multiplier à l’infini, tandis que nos nations diminuent sans cesse. Ils nous détruisent encore plus par leurs vices que par leurs armes ; ils nous dévorent en s’approchant de nous : nous ne pouvons respirer l’air qu’ils respirent ; nous ne pouvons vivre sur le même sol. Les blancs, en avançant et en abattant nos bois, nous chassent devant eux comme un troupeau de chevreuils sans asile. La terre manquera bientôt à notre fuite, et le dernier des Indiens sera massacré dans la dernière de ses forêts.

« Donnez un grand soleil de pierre rouge pour le malheur des Natchez. »

Le jongleur jette une pierre en forme de soleil au centre du conseil.

Ondouré se rassied : les sauvages frappent leurs casse-têtes en signe d’applaudissements.

Le chef natchez, voyant les esprits préparés à tout entendre, crut qu’il était temps de dévoiler le secret. Il se lève de nouveau, et, reprenant la parole, il fait observer d’abord qu’un coup soudainement frappé est le seul moyen de délivrer les Indiens ; qu’attaquer les blancs à force ouverte, c’était s’exposer à une destruction certaine, puisque ceux-ci étaient sûrs de triompher par la supériorité de leurs armes ; que le crime étant prouvé, peu importait la manière de le punir ; que se laisser arrêter par une pitié pusillanime, c’était sacrifier la liberté des générations à venir aux petites considérations d’un moment. « Voici donc, dit-il, ce que les Natchez vous proposent. »

Le silence redouble dans l’assemblée ; Outougamiz sent sa peau se coller à ses os.

« Dans tous les lieux où il se trouve des blancs, il faut que les Indiens paraissent leurs amis et même leurs esclaves. Une nuit, les chairs rouges se lèveront à la fois, et extermineront leurs ennemis. Les esclaves noirs nous aideront dans notre vengeance, qui sera la leur ; deux races seront délivrées du même coup : les Indiens chez lesquels il n’y a point d’étrangers se réuniront à leurs frères opprimés pour accomplir la justice.

« Le moment de cette justice sera fixé à l’époque des grands jeux chez les nations. Ces jeux offriront le prétexte naturel des rassemblements ; mais comme il est essentiel que le coup soit frappé partout la même nuit, on formera des gerbes de roseaux contenant autant de roseaux qu’il y aura de jours à compter du jour de l’ouverture des jeux au jour de l’exécution : les jongleurs seront chargés de la garde de ces gerbes ; chaque nuit ils retireront un roseau et le brûleront, de sorte que le dernier roseau brûlé sera la dernière heure des blancs. Jetez un poignard. »

Le jongleur jette un poignard aux pieds des guerriers.

Ici se brisent les paroles d’Ondouré, de même que se rompent quelquefois ces chaînes de fer qui attachent les prisonniers dans les cachots : libre d’une attention pénible, le conseil commence à s’agiter. Un murmure d’horreur, d’étonnement, de blâme, d’approbation, circule dans les rangs de l’assemblée, grossit et bientôt éclate en mille clameurs. Les sauvages montés sur les pins abattus n’étaient éclairés, dans la profondeur de la nuit, qu’à la lueur des flammes du bûcher. On les eût pris, à travers les branches et les troncs des arbres pour un peuple répandu parmi les ruines et les colonnes d’une ville embrasée. Tous voulaient parler à la fois ; on se menaçait ; on levait les massues ; le cri de guerre, poussé de la cime du roc, se perdait sur les flots du lac, où le bûcher du conseil se reflétait comme un phare sinistre.

Les jongleurs, courant çà et là, agitant des baguettes, maniant des serpents, au lieu de rétablir la paix, ne faisaient qu’augmenter le désordre. On venait de mettre aux prises les principes les plus chers aux hommes : la liberté de tout temps, la morale de toute éternité. Ondouré avait conçu le crime et les détails du crime, le plan et les moyens d’exécution, avec la férocité d’un tigre et la ruse d’un serpent. Cependant le calme peu à peu se rétablit. Outougamiz, qui veut élever la voix, est sévèrement réprimandé par les sachems ; c’était aux Iroquois à se faire entendre. Le chef de cette nation s’étant levé, on prête une oreille attentive et inquiète à l’opinion d’un peuple si célèbre.

L’orateur répéta d’abord, selon l’usage, le discours entier d’Ondouré, dont chaque division lui était soufflée par un des six sachems chargés des bûchettes de la mémoire. Ensuite, répondant à ce discours, il dit :

« Ce que le chef des Natchez a proposé est grand, mais est-il juste ? Chactas, mon vieil ami, n’est pas là-dedans ; j’y vois Adario : les yeux de Chactas sont tombés comme deux étoiles, sous un ciel qui annonce l’orage. J’ai dit.

Nous ne sommes point les amis des blancs ; depuis