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roche élevée portait dans les airs, comme sur un piédestal, et ce bois né avec la terre, et cette assemblée de sauvages, prête à délibérer sur la liberté de tout un monde.

Aussitôt que le disque du soleil toucha les flots du lac, par delà l’île des Ames, le jongleur des Natchez, les bras tendus vers l’astre du jour, s’écria : « Peuples, levez-vous ! » Quatre interprètes des quatre langues-mères de l’Amérique répétèrent le commandement du jongleur, et les députés se levèrent.

Le silence règne : on n’entend que le bruit du torrent qui coule au milieu du conseil, et qui cesse de gronder en se précipitant dans le lac où il n’arrive qu’en vapeur.

Tous les yeux sont fixés sur le jongleur : il déploie un rouleau de peaux de castor ; la dernière enveloppe s’entrouvre : on aperçoit des ossements humains !

« Les voilà, s’écrie le prêtre, ces témoins redoutables ! Ossements sacrés, vous reposerez encore dans une terre libre ! Oui ! pour vous nous allons entreprendre des choses qui ne se sont point encore vues ; sur vous nous allons prêter le serment d’un secret plus profond que les abîmes de la tombe dont nous vous avons retirés. »

Le jongleur s’arrête, puis s’écrie de nouveau : « Peuples, jurez ! » Il prononce ainsi la formule du plus terrible des serments :

« Par le Grand-Esprit, par Athaensic, par les cendres de nos pères, par la patrie, par la liberté, je jure d’adhérer fidèlement à la résolution qui sera prise, soit en général par tous les peuples, soit en particulier par ma nation. Je jure que, quelles que soient les mesures que les peuples en général, ou ma nation en particulier, adoptent dans cette assemblée, je garderai un inviolable secret. Je ne révélerai ce secret ni à mes frères, ni à mes sœurs, ni à mon père, ni à ma mère, ni à ma femme, ni à mes amis, encore moins à ceux contre qui ces mesures pourraient être adoptées. Si je révèle ce secret, que ma langue soit coupée en morceaux, que l’on m’enferme vivant dans un tombeau, qu’Athaensic me poursuive, que mon corps, après ma mort, soit livré aux mouches, et que mon âme n’arrive jamais au pays des âmes ! »

Agité du génie de la mort, le jongleur se tait ; il promène des yeux hagards sur l’assemblée, que glace une religieuse terreur. Tout à coup les sauvages, déployant un bras armé, s’écrient : « Nous le jurons ! »

Le soleil tombe sous l’horizon, le lac bat ses rivages, le bois murmure, le bûcher du conseil pousse une noire fumée, les ossements semblent tressaillir : Outougamiz a juré.

Il a juré ! et comment eût-il pu ne pas prononcer le serment ? La religion, la mort, la patrie, avaient parlé ! Cent vieillards avaient promis de se taire sur la délivrance de toutes les nations américaines !

Ondouré avait prévu pour Outougamiz cet entraînement inévitable ; il jeta un regard plein d’une joie affreuse sur l’infortuné : Outougamiz sentit passer sur lui ce fatal regard. Il leva les yeux, et lut son malheur au visage du monstre. Un cri aigu sort de la poitrine du frère de Céluta : « René est mort ! j’ai tué mon ami ! »

Ce cri, ce désespoir, troublent l’assemblée. Ondouré explique tout bas aux sachems que ce neveu du grand Adario a quelquefois des accès de frénésie, effet d’un sort à lui jeté par un magicien de la chair blanche. Les prêtres entourent le jeune sauvage, et prononcent sur lui des paroles mystérieuses. Outougamiz revient du premier égarement de sa douleur : il n’ose plus se plaindre devant les ministres du Grand-Esprit ; il écoute la délibération, qui commence. Un vague espoir lui reste de trouver le moyen d’échapper à des maux qu’il prévoit, mais que cependant il ne connaît pas, puisqu’il ignore ce qu’on va proposer.

Ondouré porte la parole au nom des Natchez. Six sachems, chargés de garder dans leur mémoire le discours du chef, se distribuèrent les bûchettes qui devaient servir à noter la partie du discours que chacun d’eux était obligé de retenir.

« L’arbre de la paix, dit Ondouré, étendait ses rameaux sur toute la terre des chairs rouges qui croyaient être seules dans le monde. Nos pères vivaient rassemblés à l’ombre de l’arbre : les forêts ne savaient que faire de leurs chevreuils et les lacs de leurs poissons.

« Donnez douze colliers de porcelaine bleue. »

Le jongleur des Natchez jette douze colliers au milieu du conseil.

« Un jour, reprit Ondouré, jour fatal ! un bruit vint du Levant ; ce bruit disait : Des guerriers vomissant le feu et montés sur des monstres marins sont arrivés à travers le lac sans rivages. Nos aïeux rirent : guerriers mexicains, que je vois ici, vous savez si le bruit disait vrai.

« Nos pères, enfin convaincus de l’apparition des étrangers, délibérèrent. Ils dirent : « Bien que les étrangers soient blancs, ils n’en sont pas moins des hommes : on leur doit l’hospitalité. »

« Alléchés par nos richesses, les blancs descendirent de toutes parts sur nos rives. Mexicains, ils vous ensevelirent dans la terre ; Chicassaws, ils vous obligèrent de vous enfoncer dans la solitude ; Paraoustis, ils vous exterminèrent ; Abénaquis, ils vous empoisonnèrent avec une poudre ; Iroquois, Algonquins, Hurons, ils vous détruisirent les uns