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reurs, vous étiez descendus des rochers de l’Helvétie, vêtus de la pourpre de Mars ; la pique dont vos aïeux percèrent les tyrans est encore dans vos mains rustiques ; au milieu du désordre des camps et de la corruption du nouvel âge vous gardez vos vertus premières. Le souvenir de vos demeures champêtres vous poursuit ; ce n’est qu’à regret que vous vous trouvez exilés sur de lointains rivages, et l’on craint de vous faire entendre ces airs de la patrie qui vous rappellent vos pères, vos mères, vos frères, vos sœurs, et le mugissement des troupeaux sur vos montagnes.

D’Erlach tient sous sa discipline ces enfants de Guillaume Tell ; il descend d’un de ces Suisses qui teignirent de leur sang auprès de Henri III, les lis abandonnés. Heureux si, sur les degrés du Louvre, les fils de ces étrangers ne renouvellent point leur sacrifice !

Enfin le Canadien Henry dirige à l’avant-garde cette troupe de Français demi-sauvages, enfants sans soucis des forêts du Nouveau-Monde. Ces chasseurs, assemblés pêle-mêle à la tête de l’armée, portent pour tout vêtement une tunique de lin qu’une ceinture rapproche de leurs flancs : une corne de chevreuil, renfermant le plomb et le salpêtre, s’attache par un cordon, en forme de baudrier, sur leur poitrine ; une courte carabine rayée se suspend comme un carquois à leurs épaules : rarement ils manquent leur but, et poursuivent les hommes dans les bois comme les daims et les cerfs. Rivaux des peuples du désert, ils en ont pris les goûts, les mœurs et la liberté ; ils savent découvrir les traces d’un ennemi, lui tendre des embûches ou le forcer dans sa retraite. En vain les pandoures, qui les accompagnent sur leurs petits chevaux de race tartare, en vain ces cavaliers du Danube, aux longs pantalons, aux vestes fourrées flottant en arrière, au bonnet oriental, aux moustaches retroussées, veulent devancer les coureurs canadiens : moins rapide est l’hirondelle effleurant les ondes, moins léger le duvet du roseau qu’emporte un tourbillon.

Les troupes ainsi rassemblées bordaient les rives du fleuve, lorsque, monté sur une cavale blanche, élevée vagabonde dans les savanes mexicaines, voici venir Chépar au milieu d’un cortège de guerriers.

Né sous la tente des Luxembourg et des Catinat, le vieux capitaine ne voyait la société que dans les armes ; le monde pour lui était un camp. Inutilement il avait traversé les mers, sa vue restait circonscrite au cercle qu’elle avait jadis embrassé, et l’Amérique sauvage ne reproduisait à ses yeux que l’Europe civilisée : ainsi le ver laborieux, qui ourdit la plus belle trame, ne connaît cependant que sa voûte d’or et ne peut étendre ses regards sur la nature.

Le chef s’avance et s’arrête bientôt à quelques pas du front des guerriers : les roulements des tambours se font entendre, les capitaines courent à leur poste, les soldats s’affermissent dans leurs rangs. Au second signal, la ligne se fixe et devient immobile, semblable alors au mur d’une cité au-dessus duquel flottent les drapeaux de Mars.

Les tambours se taisent, une voix s’élève, et va se répétant le long des bataillons, de chef en chef, comme d’écho en écho. Mille tubes enlevés de la terre frappent l’épaule du fantassin ; les cavaliers tirent leurs sabres, dont l’acier, réfléchissant les rayons du soleil, mêle ses éclairs aux triples ondes de feu des baïonnettes : ainsi durant une nuit d’hiver brille une solitude où des tribus canadiennes célèbrent la fête de leurs génies ; réunies sur la surface solide d’un fleuve, elles dansent à la lueur des pins allumés de toutes parts ; les cataractes enchaînées, les montagnes de neige, les forêts de cristal, se revêtent de splendeurs, tandis que les sauvages croient voir les esprits du nord voguer dans leurs canots aériens, avec des pagaies de flamme, sur l’aurore mouvante de Borée.

Cependant les rangs de l’armée s’entrouvrent, et présentent au commandant des allées régulières : il les parcourt avec lenteur, examinant les guerriers soumis à ses ordres, comme un jardinier se promène entre les files des jeunes arbres dont sa main affermit les racines et dirige les rameaux.

Aussitôt que la revue est finie, Chépar veut que les capitaines exercent les troupes aux jeux de Mars. L’ordre est donné, le coup de baguette retentit. Soudain vous eussiez vu le soldat tendre et porter en avant le pied gauche, avec l’assurance et la fermeté d’un Hercule. L’armée entière s’ébranle ; ses pas égaux mesurent la marche que frappent les tambours. Les jambes noircies des soldats ouvrent et ferment une longue avenue, en se croisant comme les ciseaux d’une jeune fille qui découpe d’ingénieux ouvrages. Par intervalles, les caisses d’airain que recouvre la peau de l’onagre, se taisent au signe du géant qui les guide ; alors mille instruments, fils d’Éole, animent les forêts, tandis que les cymbales du nègre se choquent dans l’air et tournent comme deux soleils.

Rien de plus merveilleux et de plus terrible à la fois que de voir ces légions marcher au son de la musique, comme si elles ouvraient les danses de quelque fête : nul ne peut les regarder sans se sentir possédé de la fureur des combats, sans brûler de partager leur gloire et leurs périls. Les fantassins s’appuient et tournent sur leurs ailes de cavalerie comme sur deux pôles ; tantôt ils s’arrêtent,