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dans quelques jours que je n’ai pleuré pour moi dans toute ma vie. »

La voyageuse, conduite à sa cabane, la trouva dévastée, telle que René l’avait trouvée lui-même à son retour. Céluta jeta un regard triste sur la vallée, sur la rivière, sur le sentier de la colline à demi caché dans l’herbe, sur tous ces objets où son œil découvrait des traces de la fuite du temps. La cabane fut promptement rétablie dans son premier ordre par Outougamiz et par Mila ; ils y vinrent demeurer avec leur sœur.

Cependant le couple ingénu n’osa raconter à Céluta, déjà trop éprouvée, ce qui s’était passé aux Natchez pendant son absence ; il n’osa lui dire les malheurs d’Adario, les calomnies dont René était la victime, les vertueuses inquiétudes d’Outougamiz. La fille de Tabamica voyait qu’on lui cachait quelque chose ; tout lui paraissait extraordinaire : l’éloignement de Chactas et de René, l’établissement des Français sur le champ des Indiens, l’affectation des Indiens qui murmuraient des paroles de paix du même air qu’ils auraient entonné l’hymne de guerre. Adario n’était point venu voir sa nièce, où était-il ? Céluta résolut d’aller trouver son oncle, de lui demander l’explication de ces mystères et de s’éclaircir du sort de René.

Enveloppée d’un voile, elle sort de sa cabane, lorsque les étoiles, déjà chassées de l’orient par le crépuscule, semblaient s’être réfugiées dans la partie occidentale du ciel. Elle glisse le long des prairies comme ces vapeurs matinales qui suivent le cours des ruisseaux ; elle arrive au grand village, cherche la cabane d’Adario, et ne trouve qu’un amas de cendres. Un chasseur vient à passer : « Chasseur, lui dit Céluta, ou est maintenant la demeure d’Adario ? » Le chasseur lui montre un bois avec son arc, et continue sa route.

La sœur d’Outougamiz s’avance vers le bois ; elle aperçoit à l’entrée la fille d’Adario, sentinelle vigilante qui observait de loin les mouvements de son père. Le sachem errait lentement entre les arbres, comme un de ces spectres de la nuit qui se retirent au lever du jour. Sa tête chauve et ses membres dépouillés étaient humides de rosée ; sa hache, si terrible dans les combats, reposant sur une de ses épaules nues près de son oreille, semblait lui conseiller la vengeance.

Céluta ne se sentait pas la hardiesse d’aborder le sachem ; elle l’entendit pousser de profonds soupirs. Le vieillard tourne tout à coup la tête, et s’écrie d’une voix menaçante : « Qui suit mes pas ? »

« C’est moi, » répond doucement Céluta.

« C’est toi, ma nièce ! Ne me présente pas ton enfant : mes mains sont dévorantes. »

« Je n’ai point apporté ma fille, » reprend l’épouse de René, qui déjà embrasse les genoux du sachem : « Et ma cousine ? » ajoute Céluta d’une voix suppliante.

« Ta cousine ! dit Adario ; où est-elle ? qu’elle vienne ! elle n’a plus rien à craindre de mes embrassements. »

La fille d’Adario, assise à l’écart sur une pierre, regardait de loin cette scène avec un mélange de terreur et d’envie. Elle accourt au signe que lui fait Céluta : pour la première fois, depuis le retour du fort Rosalie, elle se sent pressée sur le cœur paternel par la main qui lui a ravi son fils. Adario, surmontant de la tête ces deux femmes, et les serrant contre sa poitrine avec son bras armé de la hache, ressemblait à un bûcheron qui va couper deux arbustes chargés de fleurs.

Le sachem, se dégageant des caresses de ces femmes : « Il n’est pas temps de pleurer comme un cerf ; c’est du sang qu’il nous faut. » Montrant d’une main la terre à Céluta, et de l’autre la voûte des arbres : « Voilà, lui dit-il, le lit et le toit que les étrangers m’ont laissés. »

« Est-ce eux qui ont incendié ta cabane ? dit Céluta ; tes enfants t’en pourront bâtir une autre. »

Les lèvres d’Adario tremblèrent, son regard parut égaré ; il saisit sa nièce par la main : « Mes enfants ! dis-tu ; mes enfants, ils sont libres ! Ils ne rebâtiront point une hutte dans la terre de l’esclavage. »

Adario rejeta avec violence la main de Céluta. La fille du sachem cachait dans ses cheveux son visage baigné de larmes. Céluta s’aperçut alors que sa cousine ne portait point son fils : elle eut un affreux soupçon de la vérité.

L’épouse de René crut devoir calmer ces douleurs, dont elle ne connaissait pas encore la source, par quelques paroles d’amour. « Sachem, dit-elle, tu es un rempart pour les Natchez, et j’espère que mon mari reviendra bientôt chargé de colliers pacifiques. »

« N’appelle pas ton mari, dit le vieillard, l’infâme que la colère d’Athaensic a vomi sur ces rivages. Si tu conserves encore quelque attachement pour lui, ôte-toi de devant mes yeux ; que le roc qui me sert de couche ne soit pas souillé de l’empreinte de tes pas. »

« Ah ! s’écria Céluta, voici le commencement des mystères dont j’étais venue demander l’explication ! Eh bien, Adario, qu’a donc fait René ? Parle, je t’écoute. »

Adario s’appuie contre un chêne, et répète à Céluta la longue série des calomnies inventées par Ondouré. À ce discours, qui aurait dû foudroyer l’Indienne, vous l’eussiez vue prendre un air serein, une contenance hardie : « Je respire ! dit-elle ; cher et malheureux époux ! si je t’avais jamais soupçonné,