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des débris de fleurs les aromates les plus précieux. »

Ainsi disait Imley ; il baisait l’air en feu autour de lui et chargeait l’éther brûlant d’aller trouver les lèvres de la femme aimée, par la route impatiente des désirs.

La petite Amélie vint alors à jeter un cri. Imley imposa ses deux mains sur la tête de la mère, et dit : « Vous êtes la femme des tribulations. »

À quoi Céluta répondit : « Je prie le Grand-Esprit qu’Izéphar ait des entrailles plus heureuses que les miennes. »

Enfant des peuples de Caïn, vous répliquâtes avec une grande vivacité : « J’aime Izéphar comme une perle, mais son sein ne portera jamais un esclave : l’éléphant m’a enseigné sa sagesse. »

En conversant de la sorte, l’épouse de René et son guide étaient arrivés aux cases des nègres de l’habitation. Les toits écrasés de ces cases se montraient entre de hauts tournesols. Imley et Céluta traversèrent des carrés d’ignames et de patates, que l’esclave africain cultive dans ses courts moments de loisir, pour sa subsistance et pour celle de sa famille. Un calme profond régnait dans ces lieux : sur cette terre étrangère, dans la couche de la servitude, le sommeil berçait ces exilés des illusions de la liberté et de la patrie. Imley dit à voix basse à Céluta : « Ils dorment, mes frères noirs ! les insensés ! ils prennent des forces, afin de travailler pour un maître. Moi… »

L’Américaine et l’Africain entrèrent dans une case dont Imley poussa doucement la porte. Il se dépouilla de sa pagne, qu’il cacha sous des chaumes : « Car, disait-il, nos maîtres prétendent que l’habit de mon pays est un Fétiche qui leur portera malheur. » Il reprit l’habit de l’esclave, et réveilla une femme. Cette femme descend de son hamac de coton bleu, souffle des charbons assoupis, en jetant dans le foyer des cannes de sucre desséchées ; une grande flamme éclaire subitement l’intérieur de la case. Céluta reconnaît la négresse Glazirne ! Glazirne demeure immobile d’étonnement. Les deux femmes se prennent à pleurer.

« Bonne mère des pays lointains, dit Céluta, votre petite fille indienne est prête à mourir ; mon sein s’est fermé : j’espère que le vôtre est resté ouvert à votre fils. »

Glazirne répondit : « Je croyais ne plus vous revoir. Mon maître, aux Natchez, m’a vendue avec Imley, parce que j’avais eu trop de pitié de vous chez le bon blanc d’Artaguette. Mon maître n’aimait point la pitié : voilà ma joie dans son berceau. »

Glazirne découvrit un berceau caché sous une natte, prit son nourrisson, le mit à l’une de ses mamelles, suspendit à l’autre l’enfant de Céluta et s’assit à terre.

Quand l’épouse de René vit cette pauvre esclave presser sur son sein les deux petites créatures si étrangères par leur pays, si différentes par leur race, si ressemblantes par leur misère ; quand elle la vit les nourrir en leur prodiguant ces petits chants, ce langage maternel, le même en tous climats, elle adressa au ciel la prière de la reconnaissance. Elle regardait les deux enfants ; comparant la faiblesse de sa fille à la force du fils de Glazirne, elle dit avec un mélange de joie, de douleur et de tendre jalousie : « Femme noire, que ton fils est grand et fort ! Il est pourtant de l’âge de ma fille ! »

« Femme rouge, dit Glazirne en se levant, j’ai commencé par ta fille ; prends maintenant pour toi ces ignames, et bois ce suc d’une plante de mon pays, qui te rendra la fécondité. Mais hâte-toi de t’éloigner, le jour va naître ; mon nouveau maître hait les femmes indiennes, ne reviens plus aux cases. Cache-toi dans la forêt ; Imley te conduira à un lieu secret connu de nous autres esclaves. Au milieu du jour je t’irai porter la pâture, et au milieu de la nuit pleurer avec toi. Mon cœur n’est point fait de l’acier des blancs ; je ne suis point née sans père ni sans mère, quoique ma mère m’ait vendue pour un collier. »

Glazirne remplit une coupe de bois de citronnier d’une liqueur particulière, et la présenta à la voyageuse, comme la Madianite offrait un vase d’eau à l’étranger, au bord du puits du Chameau. Céluta vida la coupe, et sortit avec Imley, qui la conduisit au lieu désigné.

À l’heure où les cigales, vaincues par l’ardeur du soleil, cessent leurs chants, Céluta entendit un cri : c’était celui que les nègres poussent dans le désert pour écarter les serpents et les tigres. Elle découvrit Glazirne, qui regardait s’il n’y avait point de blancs alentour.

La négresse, se glissant dans le bois, déposa quelque chose au pied d’un arbre, et se retira. Céluta, s’avançant à son tour, enleva la cale basse déposée. Il y avait du lait pour la fille, des fruits et des gâteaux pour la mère : ce commerce clandestin de l’infortune et de la misère se faisait à la porte du riche et de l’heureux.

Les ombres revinrent sur la terre. Céluta ouït vers le milieu de la nuit un bruissement léger ; elle étendit la main dans les ténèbres, et rencontra bientôt celle de Glazirne : le bonheur repousse le bonheur, mais les larmes appellent les larmes ; elles viennent se mêler dans les cœurs des infortunés, comme ces eaux sympathiques qui se cherchent à travers les feuilles d’un livre mystérieux et qui y font paraître, en se confondant, des caractères disposés d’avance par l’amour.

La négresse apportait avec elle son fils : elle mit