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prend son enfant dans ses bras, le presse sur son sein avec des sanglots : que ne pouvait-elle l’abreuver de ses larmes ! du moins cette source était inépuisable.

Une inspiration funeste fait battre le cœur de la femme délaissée : Céluta se dit que le lait maternel n’était que le sang de son époux, que c’était René qui retirait à lui cette source de vie ; mais ne pouvait-elle pas elle-même s’ouvrir une veine et remplacer par son propre sang le sang qui se refusait aux lèvres de sa fille ?

Peut-être aurait-elle pris quelque résolution extrême ; si ses regards n’avaient aperçu des fumées qui montaient des deux côtés du Meschacebé, et qui annonçaient l’habitation de l’homme. Cette vue rendit des forces à Céluta ; l’Indienne n’était pas d’ailleurs tout à fait déterminée à mourir, car son époux vivait et vivait infortuné. Elle descendit donc du promontoire, portant le cher et funeste gage de son amour ; mais le fleuve était plus éloigné qu’il ne lui avait paru, et lorsqu’elle arriva sur ses bords la nuit enveloppait le ciel.

La fumée des cabanes s’était perdue dans les ombres ; la lune, en se levant, versa sur les flots du Meschacebé moins de lumière que de mélancolie et de silence. Céluta cherchait des yeux quelque nacelle. Ses regards suivaient, dans leur succession rapide, les lames passagères qui tour à tour élevaient leur sommet brillant vers l’astre de la nuit. Elle aperçut un objet flottant.

Bientôt elle vit sortir du fleuve, à quelques pas d’elle, un jeune nègre presque entièrement nu ; une pagne lui ceignait les reins, à la mode de son pays, et sa tête était ornée d’une couronne de plumes rouges. Il chantait à demi-voix quelque chose de doux dans sa langue ; il étendait les bras vers les eaux et semblait adresser à un objet invisible des paroles passionnées. Céluta reconnut Imley, qui la reconnut à son tour ; il s’approcha d’elle en s’écriant : « Céluta ! ô redoutable Niang ! Céluta ici ! »

Céluta répondit : « Je viens de la ville des Pleurs ; la biche des Natchez va perdre son faon que voilà, car son sein est tari. »

Alors Imley : « La biche des Natchez ne perdra point son faon ; nous trouverons une mère pour le nourrir. Céluta est belle comme une Fétiche bienfaisante.

— Comment Imley est-il dans ce lieu ? » dit Céluta.

— Mon ancien maître, répondit Imley, après m’avoir battu parce que j’aimais ma liberté, m’a vendu à l’habitant des cases voisines. Venez avec moi, je vous donnerai du maïs et une femme noire de mes bois pour allaiter l’enfant rouge de vos forêts ; les blancs ne sauront rien de tout cela. »

Céluta se mit à suivre son guide.

— Et tu es toujours infortunée, pauvre Céluta ! disait en marchant l’Africain. Et moi aussi je suis bien malheureux le jour ; mais la nuit !… Imley posa un doigt sur sa bouche en signe de mystère.

— Et la nuit, tu es moins à plaindre, dit Céluta ; moi je pleure toujours.

— Céluta, reprit Imley, si tu savais ! elle est belle comme le palmier des sables ! Quand elle dit au sourire de venir visiter ses lèvres, ses dents ressemblent aux perles de la rosée dans les feuilles rouges du bétel.

L’enfant de Cham arrêtant tout à coup Céluta et lui montrant le fleuve : « Vois-tu la cime argentée de ces copalmes, là-bas sur les eaux ? Vois-tu tout auprès les ombres de ces hêtres pourpres, presque aussi belles que celles du front de ma maîtresse ? Vois-tu les deux colonnes de ces papayas entre lesquelles apparaît la face de la lune, comme la tête de mon Izéphar entre ses deux bras levés pour me caresser ? Eh bien, ce sont les arbres d’une île. Île de l’Amour, île d’Izéphar, les ondes ne cesseront de baigner tes rivages, les oiseaux d’enchanter tes bois, et les brises d’y soupirer la volupté ! C’est là, Céluta !… Elle habite sur l’autre bord du Meschacebé ; moi j’ai ma case sur cette rive ; chaque nuit elle traverse à la nage le bras du fleuve pour se rendre dans l’île : son Imley s’y trouve toujours le premier. Je reçois Izéphar au moment où elle sort de l’onde ; je la cache dans mon sein ; je lui sers d’abri et de vêtement ; nos baisers sont plus lents que ceux des brises qui caressent les fleurs de l’aloès au déclin du jour ; deux beaux serpents noirs s’entrelacent moins étroitement : nous sommeillons au bord du fleuve en disputant de paresse avec ses ondes.

» Souvent aussi nous parlons de la patrie : nous chantons Niang, Zanhar et les amours des lions. Je reprends toutes les nuits la parure que tu me vois, et que je portais quand j’étais libre sous les bananiers de Madinga. J’agite la force de ma main dans les airs ; il me semble que je lance encore la zagaie contre le tigre, ou que j’enfonce dans la gueule de la panthère mon bras entouré d’une écorce. Ces souvenirs remplissent mes yeux de larmes plus douces que celles du benjoin ou que la fumée de la pipe chargée d’encens. Alors je crois boire avec Izéphar le lait du coco sous l’arcade de figuiers ; je m’imagine errer avec ma gazelle à travers les forêts de girofliers, d’acajous et de sandals. Que tu es belle, ô mon Izéphar ! tu rends délicieux tout ce qui touche à tes charmes. Je voudrais dévorer les feuilles de ton lit, car ta bouche est divine, ô fille de la Nuit ! divine comme le nid des hirondelles africaines, comme ce nid qu’on sert à la table de nos rois et que composent avec